Cinq journalistes ont été emprisonnés au Sénégal depuis l'année dernière en raison de leur travail. Il s’agit (dans le sens des aiguilles d’une montre en partant du haut à gauche) Ndèye Astou Bâ, Papa El Hadji Omar Yally, Daouda Sow et Ndèye Maty Niang. (Photos ; les trois premières dans le sens des aiguilles d'une montre en partant du haut à gauche : capture d'écran : Allô Sénégal/YouTube ; la quatrième : Marietou Beye)

Nombre record de journalistes dans les prisons du Sénégal sur fond de crise politique

Par Moussa Ngom et Jonathan Rozen

La journaliste sénégalaise Ndèye Maty Niang, également connue sous le nom de Maty Sarr Niang, aurait probablement sauté sur l’occasion de relater la crise politique qui sévit dans son pays depuis que le président a reporté les élections début février. Mais Niang ne peut pas couvrir l’actualité – elle est actuellement dans une prison pour femmes dans l’attente de son procès.

Elle n’est pas la seule : Niang est l’une des cinq journalistes emprisonnés depuis l’année dernière au Sénégal en raison de leur travail. Il s’agit du nombre le plus élevé jamais enregistré dans le pays depuis que le CPJ a commencé son recensement carcéral annuel le 1er décembre en 1992.  

« Le gouvernement a essayé de faire taire toutes les voix discordantes », a déclaré Babacar Touré, directeur du site d’information Kéwoulo, où travaillait Niang, lors d’un entretien accordé au CPJ en janvier. « La place de Maty est avec nous, dans notre rédaction, pour préparer cette élection. »

Bien que les journalistes aient été arrêtés plusieurs mois avant les troubles actuels, leur détention témoigne d’une répression plus large de la liberté de la presse et de la dissension qui a remis en question la réputation du Sénégal en tant que démocratie  stable. Les autorités ont emprisonné à plusieurs reprises le chef de l’opposition Ousmane Sonko, plus récemment en juillet lorsque son parti politique a également été dissout, et ont réprimé par la force les manifestations. Des journalistes ont été arrêtés pour avoir couvert les poursuites engagées contre Sonko en plus d’autres tentatives visant à restreindre les reportages politiques.

Début février, après que le président Macky Sall a décidé de reporter les élections initialement prévues plus tard dans le mois, les attaques contre les médias se sont intensifiées. Des dizaines de journalistes ont été la cible de gaz lacrymogènes, de violences et de harcèlement de la part de la police sénégalaise alors qu’ils couvraient des manifestations contre le report des élections. Le gouvernement a également bloqué à plusieurs reprises l’accès à l’internet mobile.

Un code de la presse utilisé contre la presse

Niang et les quatre autres journalistes incarcérés dans les prisons du Sénégal – le présentateur du journal télévisé d’Allô Sénégal Ndèye Astou Bâ, le chroniqueur du média Papa El Hadji Omar Yally, son caméraman Daouda Sow et sa directrice Maniane Sène Lô – sont visés par une série de chefs d’accusation. Chacun d’entre eux est notamment accusé d’avoir « usurpé la fonction de journaliste ».

Cette accusation découle de l’application combinée du code de la presse et du code pénal du Sénégal. Adopté en 2017, le code de la presse, qui réglemente le secteur des médias, a été promu par les autorités comme un moyen de professionnaliser la presse locale et de renforcer la démocratie. Mais, comme l’avaient déploré les défenseurs de la liberté de la presse à l’époque, le code imposait des limites aux personnes pouvant être qualifiées de journalistes. « Seuls les détenteurs d’une carte nationale de presse peuvent se prévaloir de la qualité de journaliste », peut-on lire à l’Article 22 du code de la presse. L’Article 227 du code pénal sénégalais punit d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement et d’une amende les personnes qui prétendent exercer une « profession légalement réglementée » – comme le journalisme – sans « remplir les conditions exigées ».

« La détention de la carte n’a rien à voir avec l’identité professionnelle des journalistes, c’est simplement un document qui permet de faire la distinction entre les personnes qui sont journalistes et celles qui ne le sont pas lorsqu’elles se rendent à une cérémonie », a déclaré au CPJ Serigne Saliou Gueye, directeur de publication du journal Yoor Yoor, qui travaille comme journaliste depuis plus de 20 ans. Et d’ajouter « Je suis tout à fait favorable à la professionnalisation des journalistes », mais la question de l’usurpation de la fonction de      journaliste est un « faux problème ».

Gueye a été emprisonné en mai 2023 suite à une chronique publiée sous une signature anonyme qui critiquait les poursuites engagées contre le chef de l’opposition Sonko. Il a été détenu pendant près d’un mois et mis en examen pour usurpation de la fonction de journaliste et outrage à magistrat, avant d’être libéré en juin sous contrôle judiciaire, une liberté conditionnelle fixée par le juge.

« Paranoïa dans nos rangs »

Au moins quatre autres journalistes – Pape Sané, Pape Alé Niang, Pape Ndiaye et Touré – ont été arrêtés en lien avec leur travail au cours de l’année écoulée, puis libérés selon des conditions strictes, notamment l’interdiction de s’exprimer publiquement sur leur affaire, ont déclaré leurs avocats au CPJ. Les journalistes sont visés par divers chefs d’accusation en vertu du code pénal, notamment la diffusion de fausses nouvelles et des comportements de nature à porter atteinte à la sécurité publique. Les journalistes qui se sont entretenus avec le CPJ ont évoqué l’environnement médiatique général au Sénégal, et non pas les détails des poursuites engagées contre eux.

« Il s’agit avant tout de museler la presse… et de faire pression sur ceux qui résistent », a déclaré au CPJ Pape Alé Niang, rédacteur en chef du site d’information Dakarmatin. Après son arrestation en 2022, le Sénégal a fait son apparition dans le recensement carcéral du CPJ cette année-là pour la première fois depuis 2008. Il a été libéré et de nouveau arrêté en décembre pour avoir évoqué les charges retenues contre lui lors d’une émission en direct sur Facebook, puis libéré en janvier 2023, et de nouveau détenu pendant 10 jours en juillet et août suite à une émission sur l’arrestation de Sonko.

L’année dernière, dans des affaires distinctes, la police sénégalaise a également arrêté deux journalistes du site d’information Senego – Abdou Khadre Sakho en août et Khalil Kamara en septembre – accusés d’avoir diffusé de fausses informations dans des publications sur Sonko. Kamara a également été accusé de diffamation, d’outrage à magistrat et d’outrage au chef de l’État. Tous deux ont été libérés sans inculpation dans les 24 heures.

« Ces arrestations et emprisonnements de journalistes ont créé une paranoïa dans nos rangs », a déclaré au CPJ Ibrahima Lissa Faye, président de l’Association des professionnels de la presse en ligne APPEL. « À tout moment, vous pouvez être poursuivi pour diffusion de fausses nouvelles sans qu’il y ait de fausses nouvelles, ou pour atteinte à la sûreté de l’État : des délits fourre-tout qui ne représentent absolument rien, mais qui sont utilisés pour museler les journalistes. » 

Lorsque le CPJ a joint par téléphone le ministre sénégalais de la Communication, des Télécommunications et de l’Économie numérique, Moussa Bocar Thiam, celui-ci a demandé qu’on lui envoie un message, mais n’a pas répondu aux questions du CPJ sur les arrestations. Les appels au porte-parole du gouvernement, Abdou Karim Fofana, ainsi que les appels et messages adressés à la ministre de la Justice, Aïssata Tall Sall, sont restés sans réponse.

Une « spirale » de peur permanente

À la mi-février, le Conseil constitutionnel du Sénégal a statué qu’une nouvelle élection devait avoir lieu dès que possible, et un groupe de dialogue national a proposé le 2 juin comme nouvelle date. Macky Sall a réaffirmé son engagement de ne pas se représenter et a déclaré qu’il quitterait ses fonctions le 2 avril, à la fin de son mandat. Les journalistes continuent à travailler en dépit du contexte de troubles persistants, mais la perspective d’arrestations se profile à l’horizon, parallèlement aux menaces de violence et de censure.

« Il y a cette anxiété constante que les journalistes ressentent au quotidien », a déclaré au CPJ Moustapha Diop, directeur de la chaîne Walf TV. Walf TV a vu son signal coupé pendant une semaine au début du mois de février ; en juin dernier, elle a été suspendue pendant un mois suite à sa couverture des manifestations. « On a l’impression qu’à chaque fois qu’il y a des tensions, les autorités ont un réflexe simple : Wal Fadjri [la maison mère de WalfTV] doit arrêter d’émettre », a déclaré Diop.

Les coupures d’Internet depuis le report des élections, qui sont désormais monnaie courante pour la presse locale, ont également entravé la pratique du journalisme. En 2023, Internet et les réseaux sociaux ont été coupés alors que les réseaux sociaux ont aussi été bloqués en 2021. Les coupures de 2023 ont poussé des groupes de la société civile à intenter une action en justice en janvier contre le gouvernement sénégalais devant la Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Les plaignants, dont fait partie Moussa Ngom, l’un des auteurs du présent article, ont affirmé que les coupures de 2023 violaient leur liberté d’expression et leur droit au travail.

« Les journalistes sénégalais travaillent dans la peur. Surtout ceux qui appartiennent aux groupes considérés comme étant « contre le pouvoir » », a déclaré au CPJ Ayoba Faye, un autre journaliste local et plaignant dans le procès des coupures d’Internet. « Le nouveau président doit avant tout mettre un terme à cette spirale. » 

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