Peter Nkanga, représentant du CPJ pour l’Afrique de l’ouest
La crise de l’Ebola qui touche actuellement l’Afrique de l’ouest se poursuit et les journalistes chargés de documenter le virus sur le terrain sont pris entre les autorités désireuses de contrôler la façon dont la flambée épidémique est relatée, et le risque d’être eux-mêmes victime de cette maladie.
La presse du Libéria lutte pour sa survie tandis que son Gouvernement poursuit ses mesures de répression de la presse, instaurées dès les premiers cas d’Ebola rapportés en mars, selon les recherches et l’interaction du CPJ avec les journalistes locaux et les défenseurs des droits de l’homme.
En effet, le 30 septembre, le Gouvernement libérien a annoncé qu’il prenait le contrôle de la procédure d’accréditation des journalistes locaux et internationaux souhaitant pratiquer dans le pays, selon ces informations. Le syndicat de la presse du Libéria a accusé le Gouvernement d’aller à l’encontre d’un protocole d’entente signé avec lui au début des années 1990, et qui octroie au syndicat la responsabilité de l’accréditation des journalistes individuels, tandis que l’enregistrement des organes de presse incombe au Gouvernement par le biais du ministère de l’Information, indiquaient les informations. Isaac Jackson, porte-parole du Gouvernement, a déclaré que ce dernier dénonçait le protocole, qui n’est appuyé par aucune loi.
Le 2 octobre, le Gouvernement a annoncé de nouvelles restrictions des médias interdisant au personnel de santé de communiquer avec la presse et exigeant de tous les journalistes locaux et étrangers qu’ils obtiennent une approbation officielle écrite avant de contacter et d’interviewer des patients, ou d’enregistrer, de filmer et de photographier les installations sanitaires, selon certaines sources. Les journalistes ne possédant pas une telle permission risquent d’être arrêtés et poursuivis, expliquent-elles. Les responsables de la santé ont déclaré que ces restrictions étaient nécessaires pour protéger la vie privée des patients et du personnel de santé, et qu’elles s’appliquaient aux journalistes locaux tant qu’internationaux, selon certaines informations.
Dans une lettre datée du 1er octobre et adressée au Parlement, la présidente Ellen Johnson Sirleaf a demandé l’octroi de pouvoirs supplémentaires pour restreindre les déplacements et les rassemblements publics, ainsi que l’autorité de s’approprier des biens « sans paiement d’aucune sorte ni autre procédure judiciaire », a rapporté l’Associated Press. Citant le besoin de renforcer la lutte contre le virus Ebola, la présidente demande la suspension de plusieurs articles de la constitution libérienne, portant notamment sur la liberté d’expression et de la presse, la circulation, les droits du travail et la religion. Les législateurs, dont certains avertissent que le pays risque de devenir un état policier, ont rejeté cette demande, m’a assuré Tennen Dalieh, assistant chargé des programmes au Centre d’étude des médias et de promotion de la paix au Libéria.
La demande de Sirleaf devant le Parlement est intervenue à la suite d’un état d’urgence de trois mois imposé le 6 août lors d’un discours télévisé, lors duquel Sirleaf avait prévenu de l’utilisation de « mesures extraordinaires » incluant la suspension des droits des citoyens, dans l’espoir de contenir le virus. Le Libéria affiche le plus grand nombre de victimes, avec 2 458 décès sur les 4 493 décès confirmés, probables et suspectés d’être liés au virus Ebola dans sept pays du monde, selon des chiffres de l’Organisation mondiale pour la santé publiés le 15 octobre.
Dalieh a partagé avec moi comment « cela devenait un mode de vie ; le son des sirènes, les camions remplis de corps ». Mae Azango, lauréate du Prix international de la liberté de la presse du CPJ et journaliste au journal indépendant FrontPageAfrica, a confié avoir vu les piles de corps de plus en plus grandes, atteignant parfois 100 par jour, être amenées au seul crematorium de Monrovia, appartenant à la communauté indienne, pour y être incinérés. « Je suis terrorisée ! C’est pire que tout ce qu’on peut imaginer, m’a confié Azango. Des gens meurent chaque jour. Nous mourrons Peter ! Nous mourrons chaque jour ! »
La nouvelle des trois journalistes libériens décédés du virus Ebola nous rappelle les risques auxquels la presse peut avoir à faire face dans son travail. Le syndicat de la presse a annoncé la mort de Cassius Saye, cadreur de Real TV, et d’Alexander Koko Anderson, contributeur à la radio Liberia Women Democracy, tous deux décédés en octobre, selon certaines informations et des sources locales. Des informations ont également rapporté le décès en septembre de Yaya Kromah, journaliste freelance. Les circonstances de la contamination de ces trois journalistes sont encore incertaines, d’après ce que m’ont dit les journalistes locaux.
Le virus Ebola faisant les gros titres dans le monde entier, les médias internationaux ont déployé des journalistes pour couvrir les évènements en Afrique de l’ouest. Ashoka Mukpo, un journaliste freelance américain qui travaillait pour la chaîne américaine NBC News, a contracté le virus Ebola en octobre, selon ces informations. Mukpo est l’un de cinq américains au moins ayant été rapatriés aux États-Unis pour y être traités après avoir été contaminés en Afrique de l’ouest, selon ces sources.
« Maintenant que j’ai vécu moi-même ce fléau, je suis encore plus affligé du peu de soins que les malades reçoivent en Afrique de l’ouest », a tweeté Mukpo le 13 octobre.
En Sierra Leone, on rapporte que deux journalistes sont morts du virus Ebola. Victor Kassim, journaliste pour la station catholique Radio Maria, est mort en septembre, ont annoncé les informations. Toute sa famille, y compris son enfant et sa femme, infirmière, ont succombé à cette maladie, m’a raconté Kelvin Lewis, président de l’Association des journalistes de Sierra Leone (SLAJ). Mohamed Mwalim Sheriff, journaliste d’Eastern Radio, est décédé en juin, selon ces sources. Un rapport indique qu’au début de la crise Ebola, Sheriff s’était entretenu avec un imam qui soignait un patient, m’a expliqué Lewis. Sheriff pourrait avoir contracté la maladie pendant l’enterrement de ce patient, a-t-il dit.
L’épidémie se répandant toujours malgré l’état d’urgence, le 19 septembre le Gouvernement de la Sierra Leone a entrepris un confinement de trois jours pour tout le pays, dans le but de permettre à son personnel de santé de faire du porte-à-porte, afin d’informer le public et de localiser les victimes du virus Ebola. Cela a permis de découvrir 130 nouveaux cas, selon les informations. Au milieu des ravages causés par cette maladie, les journalistes ont démontré comment la presse peut aider un pays en crise. Avec la radio comme source principale d’information, les médias ont dédié des heures de temps d’antenne à la sensibilisation du public sur le virus.
Lewis commente : « Nous nous sommes mis à rédiger nos propres messages et à les diffuser. Nous avons commencé par accorder des espaces de publicité gratuits dans nos journaux et 30 minutes de temps d’antenne gratuit à la radio pour la diffusion de messages sur le virus Ebola ».
Le Gouvernement de la Sierra Leone a félicité ouvertement les journalistes et reconnu la contribution positive des médias pour mettre fin à la crise Ebola ; et il a demandé aux médias de poursuivre leur partenariat dans la lutte contre l’épidémie, selon ces sources. D’après Lewis, le contraste est saisissant par rapport à la façon dont le Gouvernement avait tout d’abord accusé les journalistes de répandre des rumeurs sur Ebola, avant que la maladie n’ait échappé à tout contrôle et mené au renvoi du ministre de la Santé Miatta Kargbo.
Avec l’appui du Gouvernement, des institutions de l’ONU et des États-Unis, la SLAJ a organisé des formations pour les journalistes sur la façon de rendre compte du virus de manière responsable, comme l’indiquent certaines informations. Lewis a expliqué comment les messages selon lesquels Ebola ne pouvait pas être guéri étaient reformulés pour informer le public qu’il était possible de survivre si les personnes atteintes se faisaient soigner rapidement. Ces messages ont aidé à calmer les soupçons du public quant aux intentions du Gouvernement voulant les placer en quarantaine, car en l’absence de remède, beaucoup s’attendaient à mourir.
Selon certaines sources, même les législateurs ont dû reconsidérer leur opposition aux médias concernant certains comptes-rendus remettant en cause la façon dont 1,7 millions USD de fonds destinés à la lutte contre le virus Ebola étaient utilisés dans leurs circonscriptions.
« Le Parlement m’a convoqué deux fois et a compris que ses efforts devaient viser à stopper Ebola, et non pas les journalistes dont la responsabilité, comme je leur ai expliqué, est de rendre compte des préoccupations et des problèmes importants soulevés par le public, notamment l’utilisation de l’argent destiné à la lutte contre Ebola », m’a confié Lewis.
En Guinée, le CPJ a rapporté la mort du journaliste Facely Camara de Liberte FM, et de Molou Cherif et Sidiki Sidibe, personnels des médias Radio Rurale de N’Zerekore, ainsi que de cinq autres en septembre. Ils ont été tués par une foule alors qu’ils couvraient une campagne de sensibilisation sur la santé dans les villages. La BBC a rapporté que de nombreux villageois accusaient le personnel de santé de répandre Ebola. Selon des informations de Radio France International, trois semaines après le décès de ces personnes, des soldats ont empêché une équipe de journalistes et d’avocats en possession d’une autorisation officielle d’enquêter sur les meurtres, d’entrer dans le village. Leur matériel a été saisi et lorsqu’il leur a été rendu, les enregistrements et les photos avaient été effacés, affirme le rapport.
Le manque d’éducation sur Ebola menace lourdement son éradication. L’effet en est l’augmentation alarmante dans le monde entier de la stigmatisation des citoyens de pays affectés par le virus Ebola, contre laquelle le Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Zeid Ra’ad al-Hussein, a exprimé une mise en garde, selon certaines sources. En outre, le 13 octobre, les autorités camerounaises ont déporté trois journalistes sportifs sierra-léonais et deux fonctionnaires du ministère des Sports qui étaient arrivés à Yaoundé le 8 octobre pour couvrir des matchs de foot internationaux entre les deux pays, selon certaines informations. La police camerounaise et les agents de l’immigration ont interdit au correspondant de la BBC Mohamed Fajah Barrie, ainsi qu’à Frank Magnus Ernest Cole et Mohamed Kelfala Sesay, tous deux journalistes de Mercury Radio, de quitter leur hôtel car l’Association de football de la Sierra Leone n’avait pas inclus leurs noms à la liste officielle des délégués déclarés comme non contaminés par Ebola, m’a expliqué Barrie.
« Nous étions humiliés. C’était vraiment honteux, a commenté Barrie. Nous étions confinés à l’hôtel, puis isolés à l’aéroport, et nous avons même été escortés jusqu’à l’entrée de l’avion. »
Les gouvernements africains ont appelé le reste du monde à participer à la lutte contre Ebola ; une requête prise bien plus au sérieux depuis la découverte du virus dans d’autres pays hors de l’Afrique, notamment les USA et l’Espagne. Dans une déclaration du 15 octobre, le Conseil de sécurité de l’ONU a toutefois averti que la réaction du monde face à Ebola « avait à ce jour manqué de répondre de manière adéquate à l’ampleur de la crise et à ses effets ».
Le monde étant concentré sur les pays affectés par le virus Ebola, tout gouvernement cherchant à réprimer les médias à l’heure actuelle sera certainement perçu comme n’ayant pas les bonnes priorités. La Sierra Leone, qui a été louée par la communauté internationale pour ses efforts, semble avoir compris cela. Le Libéria quant à lui pourrait avoir davantage recours à la presse pour l’assister dans ses efforts.
Les conséquences de la diffusion d’informations sur le virus Ebola sont évidentes, et les campagnes de sensibilisation du public lancées par les médias, comme cette page sur le virus Ebola publiée sur le site Web du journal indépendant FrontPageAfrica, représentent un pas dans la bonne direction. Toutefois, les journalistes et leur personnel doivent prendre en considération leur sécurité et leur bien-être lorsqu’ils rendent compte du virus. C’est pour cela que le CPJ offre des conseils sur la couverture d’épidémies dans son Guide de sécurité des journalistes, disponible en ligne dans plusieurs langues.
Il y a une grande différence entre les mesures de protection prises parmi les journalistes locaux et internationaux couvrant le virus Ebola en Afrique de l’ouest. Les précautions strictes prises par les médias internationaux incluent de fournir des sprays désinfectants, des gants chirurgicaux, des bottes, des combinaisons en plastique et des kits de protection contre les risques biologiques, selon certaines sources. La BBC a rapporté avoir un expert des risques biologiques qui travaille aux côtés de ses journalistes en Sierra Leone dans le cadre de ses mesures de gestion des risques. En revanche, quelles sont les options des médias locaux moins sophistiqués, et dont beaucoup de journalistes sont mal rémunérés et disposent à peine des outils de travail nécessaires au journalisme ?
« Nous ne disposons d’aucune des mesures de protection dont les médias étrangers bénéficient. Nous veillons au respect des règles, à ne rien toucher, à nous laver les mains avec du chlore et à ne pas trop nous approcher des gens », a précisé Lewis.
Au Libéria, Azango m’a expliqué que les journalistes comme elle sont chargés de se procurer leur propre matériel de protection. « Où est-ce que les journalistes vont trouver des kits de protection contre les risques biologiques, alors que même le personnel de santé n’en a pas assez, et que le Gouvernement ne veut pas que nous fassions de reportage ?, s’interroge Azango. Nous avons notre propre équipement. Je porte un manteau à manches longues et des bottes en caoutchouc, et j’ai un désinfectant pour les mains dans mon sac quand je sors couvrir un évènement. C’est tout. »
Pour les journalistes, les professionnels des médias et les médias, la diffusion des informations importantes sur cette épidémie qui ravage l’Afrique de l’ouest ne devrait pas coûter des vies. Des journalistes du monde entier ont commencé à partager leur expérience et la façon dont ils rapportent les évènements liés au virus Ebola, selon certaines sources. Mais la mort de professionnels des médias affecte leur moral, m’ont confié plusieurs journalistes.
Concernant les autorités du Libéria, on ne saurait trop insister sur la nécessité d’instaurer une relation de travail avec les médias. Le Gouvernement aurait intérêt à établir un front uni avec eux ainsi que d’autres acteurs. Ce serait un premier pas vers l’assurance de la survie collective de ses citoyens.