Les journalistes américains sont aux prises avec la présidence de Trump
Par Alan Huffman
L’expression « sans précédent » est souvent utilisée pour décrire l’antipathie de Donald Trump envers les médias américains, à l’instar de ses nombreuses autres approches de la gouvernance.
Pourtant, pour le journaliste américain chevronné Bill Minor, la rhétorique de Trump et la menace qu’il représente pour les médias ont un air de déjà-vu obsédant. Minor, qui a couvert le mouvement des droits civiques au Mississippi dans les années 1950 et 1960 pour le Times-Picayune de la Nouvelle-Orléans, se souvient d’une époque où les journalistes étaient harcelés par les responsables gouvernementaux, les tribunaux, la police et les foules en colère, dont peu d’entre eux se souciaient des protections conférées par le Premier amendement.
Au Mississippi, tandis que les journalistes qui refusaient à l’époque de rentrer dans le rang étaient souvent mis sous surveillance ou emprisonnés, des groupes parajuridiques hostiles, tels que le Ku Klux Klan et le Conseil des citoyens blancs, agissaient presque en toute impunité. Les reporters et les photographes étaient souvent menacés de violence, et leurs éditeurs étaient poursuivis en justice et étaient la cible de boycotts publicitaires, qui ont conduit beaucoup d’entre eux à mettre la clé sous la porte.
« C’était comme si nous étions dans un pays étranger », s’est récemment souvenu Minor depuis sa maison à Jackson, Mississippi, où il travaille encore comme chroniqueur à l’âge de 94 ans.
Bien que le lieu où se trouvait le journal de Minor, de l’autre côté de la frontière du Mississipi, l’ait isolé, dans une certaine mesure, des pressions financières locales, il a été espionné et menacé de mort, et, tandis qu’il couvrait des efforts visant à mettre fin à la ségrégation à la gare routière de la ville de McComb, Miss., il a vu un groupe d’hommes agresser un photographe du magazine Life et un reporter du magazine Time qui marchaient avec lui « juste là, dans la grand-rue ».
Ce genre de violence à l’encontre des médias se manifestait dans tout le Sud, y compris à l’Université du Mississippi où, en 1962, un reporter français fut tué par balle lors d’une émeute liée à la politique d’intégration de l’établissement. Personne n’a jamais été inculpé de ce crime. Minor s’est rappelé que les bureaux du Lexington Advertiser – l’un des rares journaux au Mississippi qui parlait de la brutalité policière contre les résidents noirs – avaient été visés par une bombe et que sa propriétaire, Hazel Brannon Smith, avait fait faillite suite aux pertes financières subies à cause d’un boycott publicitaire et des frais qu’elle avait dû dépenser pour assurer sa défense dans une série de poursuites en diffamation engagées contre elle, dont une par le shérif local.
Compte tenu de ces difficultés que devaient endurer les journalistes pendant la période des droits civiques, Minor est profondément préoccupé par ce qu’il considère comme « le retour de vieilles animosités à l’égard de la presse », en raison notamment de sa portée potentiellement plus vaste aujourd’hui. Il a déclaré que les journalistes ne sauraient être complaisants face aux risques de violence de foule, à la surveillance gouvernementale, au nombre croissant de poursuites en diffamation et au mépris affiché par Trump pour les protections traditionnelles conférées par le Premier amendement.
Les journalistes américains se tournent en général vers les protections constitutionnelles en cas d’attaques de ce genre, et pourtant, toute la structure juridique qui les protège et qui différencie les États-Unis du reste du monde, n’est apparue qu’au cours des cinquante dernières années. Dans le contexte tendu de la période des droits civiques au Mississippi, « le Premier amendement importait peu », a déclaré Minor.
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La pratique qui consiste à tirer sur le messager ne date pas d’hier dans les États autoritaires à travers le monde, et de nombreuses organisations de défense des journalistes basées aux États-Unis, parmi lesquelles le Comité pour la protection des journalistes, ont joué un rôle déterminant pour la mettre en lumière.
Ceci dit, avec Trump, l’hostilité envers les médias a franchi un niveau que l’on n’avait jamais vu à l’échelle nationale aux États-Unis, qui incarnent depuis longtemps le symbole de l’espoir pour la presse libre, en raison principalement de leurs protections constitutionnelles. Avec Trump à la Maison Blanche, les médias américains se sentent eux-mêmes beaucoup moins en sécurité, a fait remarquer la correspondante de CNN Christiane Amanpour à l’occasion du gala annuel de remise des prix du CPJ en novembre 2016. « Je n’aurais jamais cru que je me retrouverais ici, sur ce podium, à lancer un appel à la liberté et à la sécurité des journalistes américains chez eux », a déclaré Amanpour lors de son discours d’acceptation du Prix commémoratif Burton Benjamin décerné par le CPJ, qui est adapté ailleurs dans le présent livre.
On a longtemps présumé que le Premier amendement accordait aux journalistes américains l’immunité contre les sortes d’attaques que subissent leurs collègues les plus vulnérables dans d’autres parties du monde. Pourtant, ces protections sont tributaires du soutien affiché par le gouvernement et le public en faveur d’une presse libre.
L’animosité du public envers la presse américaine ne cesse de s’intensifier depuis des années, comme l’attestent les commentaires narquois sur les « médias de masse » attribués à la candidate à la vice-présidence de 2008 Sarah Palin. Cette critique accuse les médias de parti pris, de sensationnalisme, et de l’absence de déni des contre-vérités ou des distorsions. Bien qu’il existe des éléments de preuve à l’appui de ces critiques à l’égard de certains organes de presse, ces accusations sont la plupart du temps portées à tort et à travers et sont dénuées de fondement.
Les réseaux sociaux, qualifiés de chambres d’écho et critiqués pour avoir publié des informations empreintes de partialité et de mensonges, ont encore plus sapé la confiance dans les médias, à tel point que de nombreux Américains se montrent méfiants même à l’égard des organisations indépendantes de vérification des faits. Pendant ce temps, certains organismes gouvernementaux locaux, d’État et fédéraux essayent, par l’entremise d’obstacles bureaucratiques, de retards et de frais exorbitants, d’entraver l’accès des journalistes entreprenants aux documents publics.
La question est : quelle sera l’ampleur du contrecoup pour la presse libre aux États-Unis ?
Dans leur livre The Race Beat, les journalistes Gene Roberts et Hank Klibanoff ont souligné à quel point la liberté de la presse était restreinte durant le pire scénario de la période des droits civiques dans le Sud des États-Unis. En plus des types de menaces décrites par Minor, ils parlent d’embargos médiatiques, d’accès limité aux fonctionnaires et aux documents publics, et de la diffusion d’informations mensongères par les opposants aux droits civiques. Selon Roberts et Klibanoff, la Commission pour la souveraineté du Mississippi, un organisme d’État aujourd’hui disparu et créé pour préserver la ségrégation et surveiller les opposants et les journalistes, aurait un jour payé un journal noir pour qu’il publie une fausse histoire qui a ensuite été reprise par les agences de transmission comme un fait avéré.
Minor- qui a été espionné par la Commission sur la souveraineté, selon les documents qui ont depuis été déclassifiés – s’est souvenu que la plupart des organes de presse publics souscrivaient aux pouvoirs en place, s’autocensuraient ou couvraient les événements avec un parti pris ségrégationniste évident. Les rares qui étaient objectifs avaient droit à coup sûr à des représailles.
Lors de la campagne présidentielle de 2016, des organisations de suprématistes blancs ont aussi soutenu Trump, lequel a cultivé la suspicion et l’animosité envers les médias dans ses rassemblements, où il parquait et ridiculisait souvent les journalistes qu’il qualifiait de « dégoûtants » et « d’êtres les plus abjectes ». Les foules dans ces rassemblements conspuaient souvent les journalistes, et dans une image particulièrement troublante et largement diffusée sur les réseaux sociaux (et qui apparaît en couverte du présent livre), on pouvait voir un supporter porter un T-shirt arborant les mots : « Corde. Arbre. Journaliste. UN ASSEMBLAGE EST NÉCESSAIRE », rappelant les lynchages tristement célèbres de la période des droits civiques.
Lorsqu’il était candidat, Trump a aussi banni les journalistes qu’il considérait comme hostiles, en refusant parfois l’accès à des reporters travaillant pour Politico, BuzzFeed, le Huffington Post et le Washington Post. Il a également promis qu’il réexaminerait les lois sur la diffamation pour faciliter l’engagement de poursuites à l’encontre des reporters et des médias, bien qu’il s’agisse de lois établies qui jouissent dans l’ensemble d’un soutien non-partisan, et que tout effort visant à les modifier nécessiterait l’appui du Congrès et/ou de la Cour suprême.
En vertu de la décision rendue en 1964 par la Cour suprême dans l’affaire de diffamation New York Times v. Sullivan, qui remonte à la période des droits civiques en Alabama et qui fait jurisprudence en matière de liberté de la presse aux États-Unis, les fonctionnaires qui entament des poursuites en dommages-intérêts à l’encontre d’organes de presse ou de reporters individuels doivent prouver l’intention manifeste de nuire. À l’époque de l’audience à la Cour suprême, le Times était déjà visé par six procès en diffamation totalisant plus de 6 millions de dollars américains, alors que le réseau de télévision CBS était poursuivi pour la manière dont il avait couvert les crimes relatifs aux droits civiques à Birmingham, Alabama. Les poursuites pour diffamation étaient alors souvent utilisées dans le Sud pour essayer d’entraver la couverture de l’actualité, et avant même la décision de la cour supérieure, les plaignants obtenant en général gain de cause aux niveaux local et national.
La protection qui a été accordée aux médias dans l’affaire New York Times v. Sullivan contraste avec le traitement des médias dans des pays dotés de lois moins strictes sur la diffamation, tels que l’Inde et le Brésil, où le CPJ a constaté que les journalistes croulent souvent sous les amendes et les frais judiciaires salés qui peuvent avoir un effet dissuasif sur le flux d’information. Plus particulièrement, tout effort visant à affaiblir les protections juridiques en matière de diffamation dont jouissent les médias aux États-Unis pourrait aussi exposer les réseaux sociaux – le média de prédilection de Trump – à de telles poursuites. On ne sait pas encore comment l’influence de Trump sur la Cour suprême et les tribunaux fédéraux inférieurs affectera les décisions judiciaires futures, ou si les tribunaux locaux et d’État leur emboîteront le pas. Trump a spécifiquement menacé de poursuivre le New York Times pour avoir publié des informations sur ses déclarations de revenus et sur des allégations de femmes qui l’accusent de les avoir tripotées et embrassées sans leur consentement, et d’engager des poursuites pour violation des lois antitrust contre le propriétaire du Washington Post et le PDG d’Amazon, Jeff Bezos. Preuve de la peur que suscitent de telles menaces procédurières, le New York Times a révélé en octobre 2016 que l’Association du barreau américain avait décidé de ne pas publier un rapport qu’elle avait commandé et qui avait conclu que Trump était une « brute de la diffamation » résolu à punir ou à réduire au silence ses critiques, à cause « du risque que l’A.B.A. soit poursuivie par M. Trump ».
Comme c’est le cas pour une grande partie de sa rhétorique anti-média, les menaces procédurières de Trump surfent sur une nouvelle tendance.
« Les jurys n’ont jamais été les meilleurs amis des médias… mais je pense que depuis quelques temps, une tendance contre la presse se dessine », a déclaré l’experte du Premier amendement à la faculté de droit de l’Université de Géorgie, Sonja R. West, au Washington Post le 5 novembre 2016. « Les tribunaux et le public semblent moins disposés à accorder à la presse le bénéfice du doute et plus intéressés à protéger les individus contre ce qu’ils perçoivent comme des médias puissants et sensationnalistes. »
Le Post a révélé que « la méfiance vis-à-vis des médias grandit depuis des décennies, selon les sondages d’opinion ». En 2015, « le pourcentage de gens qui déclaraient avoir “beaucoup” ou “relativement” confiance dans l’exactitude et la fiabilité des informations publiées dans les médias a atteint son plus bas niveau dans un sondage Gallup », selon l’article.
Le 25 octobre 2016, le Columbia Journalism Review révélait qu’un jury de Caroline du Nord avait accordé des dommages-intérêts s’élevant à près de 6 millions de dollars au titre de procès pour diffamation contre The Raleigh News & Observer et l’un de ses reporters, ce qui, d’après le CJR, « ne fait que confirmer que l’impopularité croissante des médias peut se traduire par des jurés moins favorables lorsque ce sont des organes de presse qui sont poursuivis ». Selon le CJR, l’affaire aurait aussi suscité l’inquiétude chez les journalistes quant à la sécurité de leurs communications avec leurs sources et leurs rédacteurs en chef s’ils étaient appelés à témoigner.
Étant donné que Trump fait parfois des déclarations explosives qu’il contredit ou qu’il nie après coup, beaucoup de professionnels des médias ont dans un premier temps émis l’espoir qu’il assouplirait sa position après avoir été élu Président, ce qui n’a pas été le cas jusqu’à présent. Il a limité l’accès des médias à ses activités, refusant que le groupe de reporters, de photographes et d’équipes de télévision l’accompagne dans ses déplacements, comme c’est la tradition, et reste à ce jour le seul président à dénoncer les protections du Premier amendement. Les journalistes et les observateurs des médias ne trouvent guère de réconfort dans la réponse énigmatique qu’il a donnée lorsqu’on lui a posé la question, lors d’une réunion éditoriale post-élection du New York Times, sur son attachement au Premier amendement et qu’il a répondu : « Je pense que vous serez contents. »
Tout cela soulève des questions sur la garantie à long terme de la liberté de la presse aux États-Unis et sur la façon dont son érosion potentielle pourrait affecter les médias dans d’autres parties du monde.
Dans une lettre ouverte aux « amis du journalisme américain » publiée dans le CJR du 22 novembre 2016, le directeur adjoint de Human Rights Watch pour les médias, Nic Dawes, a écrit que les dangers d’un déclin de la liberté de la presse aux États-Unis sous Trump auraient des conséquences désastreuses pour tout le monde.
« D’ordinaire, c’est vous qui offrez au reste du monde des conseils sur la liberté de la presse et sur l’architecture de responsabilisation des sociétés démocratiques, et donc je comprends que cela puisse vous sembler étrange de les entendre à votre tour, mais ce ne sera pas le dernier revirement que produira l’élection de Donald », a écrit Dawes. Selon lui, les conséquences pourraient éventuellement inclure un déclin du niveau mondial de la liberté de la presse. « En dépit de tous ses problèmes réels et urgents » a-t-il écrit, « le journalisme américain suscite toujours l’admiration. La perte d’intensité de sa lueur sera désastreux non seulement pour les Américains, mais pour nous tous ».
Par le passé, les journalistes américains n’ont pas ressenti le besoin de s’unir pour protéger leur profession, grâce principalement à ces protections du Premier amendement, a noté Dawes. La Constitution américaine, a-t-il écrit, « confère des protections plus solides que n’importe quel autre cadre juridique comparable ». Mais comme l’a souligné Minor, parfois, le Premier amendement n’a pas offert beaucoup de protection sur le terrain parce qu’il était ignoré par des gouvernements d’État voyous. Dans ces moments-là, le seul recours était le gouvernement fédéral, et notamment les tribunaux fédéraux.
Le Premier amendement de la Constitution est un cadre juridique dont l’interprétation a évolué au cours des cinquante dernières années, au fil des décisions rendues par des tribunaux fédéraux. Avant les décisions de la Cour suprême favorables aux médias, les journalistes américains – comme leurs congénères dans d’autres pays – ont dû lutter pour obtenir le droit de couvrir l’actualité. Sans ces protections juridiques, ils seraient tout aussi vulnérables.
Le Premier amendement, qui protège la liberté d’expression, la liberté de la presse et la liberté de religion, ainsi que le droit du peuple de se réunir et de demander la réparation de griefs, était une idée littéralement révolutionnaire lorsqu’il a été adopté en 1791 puis inclus dans la Bill of Rights. En 1776, pendant la Révolution américaine, la législature coloniale de Virginie avait adopté un genre de précurseur intitulé Déclaration des Droits de Virginie dans laquelle figurait la phrase suivante : « La liberté de la presse est l’un des plus grands bastions de la liberté, et ne peut jamais être restreinte que par des gouvernements despotiques. » Des variantes de cette déclaration ont été adoptées par d’autres législatures coloniales, et depuis deux siècles et demi, le Premier amendement bénéficie lui-même d’un soutien non partisan plutôt rare.
Dans son article du CJR, Dawes, ancien rédacteur en chef du Hindustan Times en Inde et du Mail & Guardian en Afrique du Sud, a écrit qu’en plus des protections juridiques, les journalistes aux États-Unis jouissent depuis longtemps d’avantages auxquels bon nombre de leurs pairs internationaux n’ont pas eu accès. Aux États-Unis, a-t-il écrit, les journalistes bénéficient en général d’un appui financier plus solide qui, bien qu’inégal et moins sûr qu’avant, est « bien plus conséquent que ce à quoi peuvent prétendre vos homologues dans d’autres parties du monde. Vous avez aussi des réserves de talent, une créativité et un dévouement bien supérieurs à ceux que vous attribuent vos détracteurs, et, en ce moment, vos amis en colère, perplexes et blessés ».
« Mais », a ajouté Dawes, « ce que vous n’avez pas, c’est l’expérience de ce qu’il faut faire quand les choses commencent à vraiment mal tourner ». Par exemple, a-t-il écrit, « lorsque Donald Trump a écarté deux fois son groupe de presse quelques jours avant d’être élu, et a lancé une série d’attaques sur Twitter visant le New York Times, beaucoup d’entre vous semblaient surpris ». En fait, a-t-il poursuivi, Trump ne bluffait pas quand il a menacé d’éviscérer les médias. « Lorsqu’il a menacé d’engager des poursuites, qu’il s’est moqué d’un reporter handicapé, qu’il a clairement affiché son affinité avec Vladimir Putin et Peter Thiel, c’était une mise en garde ». Dawes a prévenu que les journalistes américains doivent maintenant avoir recours au cryptage sécurisé de leurs dispositifs pour préserver la sécurité de leurs sources « sous un régime qui possède les capacités de surveillances les plus sophistiquées jamais imaginées » et dont le leader a déjà laissé transparaître, par le passé, des comportements vindicatifs.
Trump a trouvé des moyens efficaces de contourner ou de manipuler les médias conventionnels, grâce principalement aux réseaux sociaux et aux organes de presse avenants, tels que Breitbart News, mais aussi en faisant des déclarations explosives qui génèrent inévitablement du trafic pour les organes de presse grand public. Pendant sa campagne, Callum Borchers, du Washington Post, a révélé l’existence de discussions préliminaires concernant une chaîne de télévision câblée dédiée à Trump qui lui permettrait de passer outre tous les médias traditionnels. Borchers a comparé le Right Side Broadcasting Network conservateur à « la version officieuse de la télévision Trump depuis l’été dernier », et a fait remarquer que la campagne avait « fait équipe avec Right Side pour produire des émissions d’analyse d’avant et d’après débats, diffusées en continu sur la page Facebook de Trump ». Suite à la nomination par Trump du président de Breitbart, Stephen Bannon, au poste de stratège en chef de la Maison Blanche, certains observateurs ont fait surgir le spectre d’une « Pravda Trump », y compris Politico, qui a souligné que Breitbart « pourrait devenir ce qui se rapproche le plus, aux États-Unis, d’une “entreprise médiatique dirigée par l’État”, pour reprendre une phrase d’un ancien porte-parole de Breitbart ».
Bien que Trump ait beaucoup utilisé les médias libres pendant sa campagne, il a clairement indiqué qu’il n’éprouvait aucun besoin de composer avec le journalisme conventionnel, voire même de le tolérer. Par conséquent, selon Dawes, les journalistes devront compter uniquement sur leurs propres enquêtes et leurs propres sources, ou sur des demandes déposées au titre de la FOIA qui deviennent elles aussi de plus en plus problématiques. Les journalistes américains, a écrit Dawes, peuvent s’attendre à ce que les demandes qu’ils déposent au titre de la FOIA soient encore plus « freinées, au point de disparaître ou de perdre leur à-propos, comme c’est de plus en plus le cas en Inde, et dans d’autres pays où l’élan d’enthousiasme original suscité par la loi FOIA a vite [été] remplacé par un frisson de plus en plus grand ».
Dawes dresse un parallèle singulier avec l’Inde pendant la période qui a suivi la prise de pouvoir du Premier ministre controversé Narendra Modi en 2014, où « les journalistes étaient bannis des bureaux du gouvernement dans lesquels, jadis, ils se baladaient librement. Ils ont été chassés de l’avion présidentiel. Modi n’a accordé aucune interview à la presse nationale pendant plus d’un an. Ses ministres et hauts responsables disaient, à voix basse et en privé, qu’ils avaient reçu l’ordre de ne pas parler à la presse ». Dawes met aussi en garde les organes de presse conventionnels contre toute offre d’incitation financière visant à « rester dans le sens des vents dominants », chose qui s’était également produite au Mississippi pendant la période des droits civiques, s’est rappelé Minor, où de nombreux organes de presse avaient choisi de se rallier aux sentiments ségrégationnistes en raison de leurs propres partis pris ou pour éviter l’isolation, le retour de bâton des lecteurs, ou la perte de recettes publicitaires.
Bien que le pouvoir de Trump soit plus étendu, il n’est pas tout seul dans ses efforts ; il y a à la fois les tendances existantes et les retombées potentielles. Le 13 juin 2016, le même jour où le Washington Post annonçait que Trump avait révoqué les accréditations de presse pour accéder à ses événements de campagne, le maire de Harrisburg, Pennsylvanie, Eric Papenfuse, donna l’ordre à son porte-parole de cesser toute communication avec le plus grand organe de presse de cette ville, The Patriot-News/PennLive, et d’interdire l’accès de ses reporters aux briefings hebdomadaires de la ville, suite à deux reportages qui s’intéressaient de près à ses affaires privées et à ses biens immobiliers. En décembre 2016, lors de protestations contre une mesure législative adoptée par la législature à majorité républicaine de la Caroline du Nord visant à priver le nouveau gouverneur démocrate de certains de ses pouvoirs, la police a exigé que tous les journalistes, les lobbyistes et autres membres du public quittent la galerie de la Chambre législative, qui est un lieu public. Parmi ceux qui ont été arrêtés par la suite figurait Joe Killian, un reporter d’enquête pour N.C. Policy Watch, un organe du groupe de défense N.C. Justice Center, qui couvrait les manifestations. Il déclarera plus tard au Huffington Post : « Je leur ai dit que je n’avais aucune intention de partir, que j’allais rester et continuer à couvrir l’actualité. Ils m’ont donc arrêté. » Killian a été mis en examen pour intrusion au second degré et violation des règles d’un édifice législatif.
Dans la même veine, dans l’État natal de Minor, le dépôt d’une demande ordinaire d’accès à des documents publics par une reporter du site d’actualité non partisan à but non lucratif Mississippi Today, a conduit à l’adoption d’une règle législative visant à soustraire tous les contrats de la législature à l’examen du public.
La reporter de Mississippi Today, Kate Royals, faisait à l’époque un reportage sur le recrutement par l’organe législatif d’une société privée chargée de remanier le programme controversé de financement de l’éducation de l’État, et après avoir déposé une demande officielle d’accès au contrat, le Comité de gestion de la chambre législative a adopté une règle visant à soustraire les contrats législatifs à la loi d’État sur le libre accès aux documents. « Même les législateurs ne pouvaient que consulter les documents – ils ne pouvaient pas les copier ou les partager » a déclaré Royals. En réponse, Royals s’est adressée au procureur général de l’État qui a informé le comité de l’illégalité de cette règle qui a finalement été abrogée. Royals a ensuite reçu une copie du contrat, accompagnée d’un e-mail dans lequel le président du comité de gestion insistait sur le fait que les deux événements n’étaient pas liés. Royals a aussi remarqué que le bureau du gouverneur ne répondait plus aux demandes de commentaires du Mississippi Today, après qu’un reporter avait posé une question bien précise sur des statistiques relatives à la pauvreté dans l’État figurant dans un rapport de recensement. Royals a déclaré que suite à ces mesures, il est plus difficile de couvrir l’actualité du gouvernement d’État. « Cela s’inscrit certainement dans un contexte plus général. Évidemment, ce n’est pas aussi dramatique que d’être emprisonné, mais c’est le même refrain. »
Minor a rappelé que même dans l’environnement particulièrement hostile du Mississipi des années 1960, les reporters indépendants parvenaient à avoir un impact. Par exemple, il s’est rappelé l’attention nationale qu’avait attirée un article qu’il avait écrit sur la formation d’une force de police d’État secrète, et qui a conduit à l’abandon de ce projet. Dans une autre affaire, une source confidentielle lui avait remis un rapport d’État secret sur les dépenses locales par race pour chaque circonscription scolaire de l’État. L’article que Minor a ensuite écrit sur le sujet, dans lequel il révélait que dans certaines circonscriptions, pour chaque dollar budgétisé pour des élèves noirs, 100 dollars étaient budgétisés pour des élèves blancs, a attiré l’attention des membres du Congrès qui s’en sont servis pour faire pression en faveur de l’adoption de la Loi sur les droits civiques de 1964.
Mais Minor craint que l’animosité à l’égard des médias américains ait désormais une portée beaucoup plus grande que pendant la période des droits civiques, et d’ajouter qu’à l’époque, le gouvernement fédéral gardait un œil sur le comportement filou des représentants d’États et sur un public parfois hostile, « ce qui ne semble plus être le cas ».
Alan Huffman est écrivain et rédacteur indépendant, et auteur de cinq ouvrages documentaires dont le plus récent intitulé Here I Am: The Story of Tim Hetherington, War Photographer.