La montée de groupes extrémistes férus des médias est un risque patent pour les journalistes. Par Mohamed Keita
Le 26 avril 2012, en milieu de matinée, Grace Chimezie, stagiaire à la rédaction du quotidien nigérian ThisDay basé à Abuja la capitale nigériane, lisait ses courriels et passait en revue les journaux pour la prochaine conférence de la rédaction, lorsqu’une déflagration a soufflé le complexe qui abritait le bureau. « Je me suis retrouvée par terre, gémissant de douleur » se rappelait Chimezie dans un article qu’elle a publié. En une fraction de seconde, Chimezie a fait un mouvement, qui a probablement sauvé sa vie, pour esquiver un gros morceau de débris qui est venu se briser sur son ordinateur portable. L’explosion, qui est intervenue après qu’un kamikaze conduisant un véhicule rempli d’explosifs a frappé de plein fouet les bureaux du quotidien, a fait cinq morts; Chimezie était parmi au moins huit blessés.
Cette explosion était l’un des deux attentats simultanés à la bombe qui avaient visé les bureaux de trois journaux à Abuja et à Kaduna, une ville au nord du Nigeria. Le groupe islamiste de la secte Jama’atu Ahlis Sunna Lidda’awati Wal-Jihad, communément connu sous le nom de Boko Haram, revendiqué toutes les deux attaques. « Nous venons de lancer cette nouvelle campagne contre les médias et nous ne nous arrêterons pas là – nous frapperons fort les médias », a averti Abul Qaqa, un porte-parole du groupe.
Depuis longtemps les journalistes sont pris entre deux feux, au sens propre comme au figuré, dans un conflit armé opposant deux factions rivales; conflit qui met en scène des entités non-étatiques, tels que des insurgés ou des groupes criminels: L’Afghanistan, la Somalie, la République Démocratique du Congo, et le Mexique sont des exemples très patents de cette dernière décennie. Mais, à la faveur de la montée en puissance de la technologie de l’Internet mobiles et des réseaux sociaux, les groupes insurgés et les gouvernements qu’ils combattent sont devenus plus conscients et apparemment plus sensibles à la façon dont ils sont présentés à travers les médias. Par conséquent, les journalistes sont davantage exposés aux dangers et sont ainsi pris entre la menace d’attaques violentes d’un côté et la pression de censure ou de poursuites judiciaires de l’autre. En même temps, les groupes non étatiques contournent les journalistes traditionnels et essayent de se servir des réseaux sociaux pour diffuser leurs messages directement.
« L’une des plus graves menaces actuelles qui pèsent sur les journalistes est la montée des groupes extrémistes qui ciblent délibérément les journalistes », a écrit Peter Bouckaert, directeur de la Division Urgences de Human Rights Watch, dans un courriel adressé au CPJ. « Les progrès technologiques et l’accessibilité des médias à travers l’Internet signifient également que les auteurs de violation des droits de l’homme sont de plus en plus conscients du portrait que la presse leur dresse et cela peut aboutir à davantage de menaces directes et immédiates contre les journalistes qui critiquent sévèrement ces individus ou groupes dans leurs écrits », a-t-il ajouté.
Le problème a suscité l’attention des plus hautes instances internationales. En septembre 2012, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies s’était « inquiété de l’existence d’une menace croissante contre la sécurité des journalistes en raison des agissements des groupes non étatiques, y compris les groupes terroristes et les organisations criminelles ».
La menace des groupes terroristes contre les journalistes s’est accrue de manière exponentielle au Mali et au Nigeria en 2012 parce que ces deux nations luttaient contre de violents Islamistes qui ont pris leurs quartiers dans leurs régions nord. Les actions brutales des extrémistes ont forcé certains journalistes à entrer dans la clandestinité et réduit d’autres à l’autocensure – un cycle d’intimidation déjà familier aux journalistes qui couvrent l’actualité concernant certains des plus vieux conflits d’Afrique, comme dans l’est de la République Démocratique du Congo et en Somalie. « L’Afrique de l’Ouest est confrontée à une nouvelle vague de défis liés à la gouvernance, la consolidation de la paix et la prévention des conflits », disait en juillet le représentant spécial de l’ONU dans la région, Saïd Djinnit.
Au Mali – jadis modèle de stabilité et de démocratie pendant plus de deux décennies – les journalistes ont été victimes d’un nombre record d’attaques da la part des insurgés et des forces de sécurité gouvernementales lorsque le pays a sombré dans l’instabilité. Après que les militaires ont renversé le gouvernement élu dont ils critiquaient la gestion de la rébellion indépendantiste Touarègue dans la vaste région du Sahara, les rebelles se sont ralliés aux extrémistes djihadistes pour s’emparer du Nord, ville après ville. Selon des recherches du CPJ, l’écrasante majorité des attaques contre les journalistes était l’œuvre des séparatistes et des combattants, djihadistes parce que ceux-ci ont imposé des mesures de censure draconiennes et des tactiques d’intimidation brutales. Evoquant les groupes insurgés, Yéhiha Tandina, un journaliste basé à Tombouctou, la ville-légende du nord-est du Mali, a dit qu’« ils n’aiment pas voir les photos des enfants soldats parmi eux ou tout autre chose qui dressait un portrait peu reluisant de leurs combattants ».
Dans la ville d’Ansongo au nord-est, les combattants du groupe Salafiste Ansardine ont pris le contrôle de la Radio Soni en avril et forcé la station à remplacer sa directrice, Fatoumata Abdou, par un homme et à limiter ses émissions aux récitations de versets coraniques. Dans la ville de Gao, les combattants du Mouvement pour l’Unité et le Jihad en Afrique de l’Ouest ont, à au moins deux reprises, interrompu l’animateur de la Radio Adar Khoïma, Malick Aliou Maïga, alors qu’il animait une émission en direct, et ce sous la menace d’une arme et l’ont agressé pour avoir fait l’écho du mécontentement du public au sujet du régime brutal des Islamistes. Dans tout le Nord du Mali, les stations de radio ont été forcées de supprimer tout contenu musical, y compris les jingles, ont rapporté des journalistes locaux au CPJ. « Quand vous voulez couvrir un événement, vous devez adresser une lettre [aux groupes extrémistes] en dévoilant vos questions à l’avance », a souligné Tandina.
Au moins deux journalistes ont fui le Nord Mali en 2012 après avoir reçu des intimidations directes, et beaucoup d’autres ont quitté parce qu’ils n’arrivaient plus à exercer leur profession, selon des recherches du CPJ. Les villes des régions peu peuplées sont faiblement électrifiées et peu couvertes par le réseau de téléphonie mobile; la radio y est donc le plus grand moyen de communication disponible. En raison de la censure et de l’intimidation, les habitants sont privés de plates-formes de discussions et sont forcés de se rabattre sur les chaînes de radio internationales pour écouter des informations émanant de sources indépendantes.
« La situation des droits de l’homme dans les pays d’Afrique de l’Ouest touchés par l’instabilité et l’insécurité politiques, tels que le Mali… et dans ceux touchés par la menace croissante du terrorisme, tels que le Nigéria, demeure une source de préoccupation », a indiqué le Secrétaire Général de l’ONU, Ban Ki-Moon, dans un rapport au Conseil de Sécurité en juin 2012.
Au Nigéria, Boko Haram fait la guerre au gouvernement fédéral depuis 2009 pour essayer d’imposer la Charia dans les États à majorité islamistes du Nord du pays. Dans le numéro d’octobre 2012 du International Journal of Social Science Tomorrow, Olusola Isola et Michael Akintayo écrivaient que dans le conflit, « les médias ont joué un très grand rôle en rendant public les activités violentes des groupes armés non gouvernementaux et les groupes terroristes au Nigéria et les mesures de sécurité prises par l’État pour les contenir ». En octobre 2011, Boko Haram a revendiqué le meurtre de Zakariya Isa, accusant d’espionnage ce cameraman du média d’État. En mai, à la suite des deux attentats à la bombe d’avril 2012, Boko Haram a diffusé sur YouTube une effroyable vidéo dans laquelle il smenaçait nommément de s’attaquer à trois organes de presse internationaux et 11 journaux nigérians. Dans la même vidéo, qui a été visitée plus de 86.000 fois, le porte-parole de Boko Haram, Qaqa, a accusé le journal ThisDay d’avoir attribué injustement à Boko Haram des attaques dont il n’est pas l’auteur. Les organes de presse « devraient comprendre que pour nous, il n’y a aucune différence entre ceux qui combattent avec des armes et ceux qui combattent avec leur plume », a indiqué Qaqa en août, accusant les médias de prendre parti.
Selon des recherches du CPJ, Boko Haram n’a commis que seulement un cinquième des attaques contre les journalistes au Nigéria en 2012 – la plupart des attaques ayant été commises par les forces et les agents de l’État- mais la brutalité des pratiques du groupe a suscité une crainte beaucoup plus grande. « Dire qu’il y a une augmentation des risques de sécurité pour les journalistes cette année par rapport aux années précédentes, c’est présenter la réalité avec euphémisme », a dit Aishatu Sule, vice-présidente de l’Association des Rédacteurs Nigérians.
Boko Haram n’a pas immédiatement mis en exécution les menaces proférées dans sa vidéo du mois de mai, mais cet avertissement explicite a poussé beaucoup d’organes d’information à retirer leurs correspondants des bastions du groupe dans le Nord du Nigéria. Certains journalistes sont entrés dans la clandestinité ou ont suspendu complètement leur travail, tandis que d’autres ont simplement adapté leurs reportages aux exigences du groupe, ont dit des journalistes locaux au CPJ.
« D’une manière générale, les médias ont changé leur manière de traiter l’information; ils n’accusent plus le groupe de tous les attentats et carnages à moins qu’il ne les revendique. Ainsi, vous trouvez que les médias utilisent désormais les termes « hommes en arme » ou « assaillants » pour décrire les suspects des attaques qui ne portent pas la signature claire des insurgés, » a dit au CPJ le journaliste d’investigation et rédacteur de Daily Trust, Nuruddeen Abdallah dans un courriel. « Nous faisons maintenant très attention à toutes les informations » disait-il, et cela y compris les manipulations « des agences de sécurité habituelles » sur leurs « succès » dans la lutte contre le groupe islamiste ».
Les réactions du gouvernement par rapport à la couverture médiatique des activités des insurgés ont mis davantage de pression sur les journalistes. Dans son discours liminaire à la Conférence nationale nigériane des rédacteurs en septembre 2012, le conseiller à la sécurité nationale de la Présidence, M.S. Dasuki, a invité les médias à dédramatiser la couverture des attaques de Boko Haram et à s’abstenir d’embarrasser le gouvernement. « C’est particulièrement important avec l’avènement des réseaux sociaux et l’Internet quand tous vos journaux sont lus partout dans le monde presqu’aussi immédiatement que vous bouclez vos éditions », a-t-il dit. La « mauvaise presse sur le Nigéria affecte le niveau de capacité d’entreprenariat et de création d’emplois de notre nation », a-t-il ajouté
Au Mali, le gouvernement en est venu à bloquer les sites Web et les numéros de téléphone appartenant aux Islamistes. Selon Diakaridia Dembélé, journaliste indépendant basé dans la capitale, Bamako, tout appel aux porte-paroles des extrémistes via un des plus grands réseaux de téléphonie mobile du pays tombe sur ce message vocal: « Vous n’êtes pas autorisé à appeler ce numéro parce qu’il appartient à des personnes malintentionnées ».
Bien que les groupes insurgés soient une menace relativement nouvelle pour les journalistes en Afrique de l’Ouest, ils ont depuis longtemps créé dans leur sillage la censure et la mort de journalistes en Somalie, le pays où le plus de journalistes sont assassinés en Afrique. Selon des recherches du CPJ, au moins 20 journalistes ont été assassinés en Somalie depuis que les extrémistes d’Al-Shabaab ont surgi dans le pays en 2007 : c’est-à-dire plus que le nombre de journalistes tués durant les 14 années antérieures de guerre civile. Le mouvement Al-Shabaab qui se réclame d’Al-Qaeda a revendiqué seulement cinq meurtres. Bien qu’il soit possible que d’autres groupes criminels ou politiques soient derrière certains des assassinats, le groupe radical djihadiste représente la plus terrible menace. Les autorités somaliennes n’ont jamais jugé de suspect dans le meurtre d’un journaliste, garantissant ainsi aux tueurs une totale impunité.
Les gouvernements nigérian et malien n’ont guère fait mieux. Après les deux attentats à la bombe en avril, la police nigériane a arrêté un des terroristes, mais n’a traduit personne en justice, selon des journalistes locaux. Frank Mba, porte-parole de la police fédérale du Nigéria, a renvoyé les questions sur les efforts du gouvernement pour assurer la sécurité des journalistes à la presse elle-même. « Si vous parlez aux médias nigérians, ils vous diront les mesures que nous prenons…Nous n’allons pas dire au monde entier ce que nous sommes entrain de faire », a-t-il dit. Il a ajouté que la police ne traite pas la presse différemment des autres secteurs de la société. En réponse, Sule de l’Association des rédacteurs nigérians a souligné que les journalistes constituent un groupe particulièrement vulnérable qui devrait mériter une grande attention de la part de la police. Elle a également ajouté que les autorités refusent généralement d’accorder des exceptions aux journalistes et travailleurs des médias pendant les couvre-feux liés aux attaques terroristes, leur rendant ainsi le travail difficile.
Au Mali où l’insurrection et le coup d’Etat ont partitionné le pays en deux, avec chaque partie plongée dans le chaos, les journalistes n’ont plus grand-chose sur quoi compter, sauf se fier à leur propre bon sens. Le journaliste chevronné, Moussa Kaka, qui couvrait les activités des extrémistes islamistes au Mali, a dit qu’il compte sur sa grande expérience en tant que journaliste pour rester en sécurité et contourner les restrictions. Cependant, « vous devez en fin de compte établir une confiance totale » avec vos sujets, a-t-il dit.
Les gouvernements peuvent, cependant, être prompts à arrêter des journalistes, comme Kaka, qui obtiennent des interviews avec les insurgés. Kaka a été emprisonné au Niger, son pays natal, pendant plus d’une année sur des accusations de complots contre l’État, basées sur des enregistrements de ses conversations téléphoniques avec les rebelles Touareg. En juin 2012, un tribunal au Burundi a condamné l’animateur de radio Hassan Ruvakuki à la prison à vie sur des accusations de terrorisme basées sur son reportage sur la naissance d’un nouveau mouvement rebelle.
Bien que le gouvernement nigérian n’ait pas arrêté de journalistes pour avoir couvert l’actualité relative à Boko Haram, des journalistes ont dit au CPJ qu’ils croient que leurs actions sont surveillées de près par les autorités. La « plupart d’entre nous savons que nos lignes téléphoniques sont mises sur écoute par les agences de sécurité. Nous travaillons en ayant le choix entre la peste et le choléra », a dit Abdallah du journal Daily Trust. Le journaliste indépendant, Ahmad Salkida, qui a fait de nombreux reportages sur Boko Haram, a rapporté en mars 2012 qu’il avait été mis sous surveillance et avait reçu des menaces de coups de fil de soi-disant agents de sécurité d’État. Il est entré dans la clandestinité.
Dans une certaine mesure, les journalistes peuvent tirer parti de la technologie pour réduire les risques liés au traitement de l’actualité des groupes armés. « Le caractère électronique des réseaux sociaux et la mobilité des téléphones modernes rendent relativement facile la communication à une distance sûre et éloignée », a souligné Judith Matloff, une correspondante internationale expérimentée et consultante en sécurité de la presse. Un journaliste nigérian, qui s’exprimait sous le couvert de l’anonymat par crainte de représailles de la part de Boko Haram, a dit qu’« il est très courant de voir un journaliste écrire sur Maiduguri », une ville du nord-est sévèrement touchée par le conflit, « à partir d’Abuja, de Kaduna, de Lagos, ou même de Port Harcourt parce qu’il est suicidaire de rester en un seul endroit ».
Cependant, même si les groupes insurgés comme Boko Haram intimident les journalistes pour tenter d’influencer le traitement de l’information, ils contournent également les médias traditionnels pour disséminer leurs propres messages à travers Facebook, Twitter, YouTube et autres réseaux sociaux. En RDC, les rebelles du M23, un groupe de mutins de l’armée congolaise qui ont pris le contrôle des principales villes du Nord-Kivu en 2012, ont déployé l’une des stratégies de communication les plus innovantes parmi les multiples groupes armés opérant dans la partie orientale de ce pays en proie à des conflits. Le M23 a diffusé des vidéos de ses communiqués sur YouTube et sa page Facebook et s’est vanté de compter près de 7000 fans. Facebook a fini par fermer cette page après de nombreuses plaintes. Au moins trois journalistes ont été contraints de déménager de la province agitée du Nord-Kivu après avoir subi des menaces directes et de l’intimidation de la part des rebelles pour avoir rendu compte de leurs présumés abus, selon des enquêtes du CPJ. Dans leur article de recherche, Isola et Akintayo ont fait savoir que les groupes insurgés « utilisent délibérément les nouveaux médias pour intensifier la peur qu’ils créent au sein de la population et pour atteindre l’élite et la frange la plus jeune qui pourrait ne pas être trop en contact avec les médias traditionnels ».
Cette double stratégie de contrôle de l’information offre un contraste saisissant avec les insurrections des décennies précédentes lorsque la presse servait parfois de canal pour transmettre les messages des groupes extrémistes.
« C’est drôle quand on pense encore aux années 80, avant que nous n’ayons facilement à notre disposition des téléphones portables ou des réseaux sociaux, » a dit Matloff. Le « fax constituait le principale moyen de communication et il était rare de trouver un rebelle mozambicain ou angolais qui pouvait envoyer rapidement un message à partir de la jungle. Les moyens de communication numériques donnent la capacité aux insurgés d’avoir leurs propres médias », a dit David J. Betz, expert en contre-insurrection et en information et professeur au Département d’Etudes de la Guerre à King’s College de Londres. Betz a indiqué au CPJ par courriel que les « rédacteurs en chef qui ont joué par le passé le rôle très important de sentinelle sont loin d’être aussi puissants qu’auparavant ».
Pour les groupes insurgés et criminels qui opèrent de nos jours, la presse constitue plutôt un concurrent dans la diffusion des informations – et les événements au Nigéria, au Mali et en Somalie font comprendre que les journalistes sont en conséquence vulnérables.
Mohamed Keita est le coordonnateur du plaidoyer pour l’Afrique du CPJ. Il donne régulièrement des interviews en français et en anglais aux médias internationaux sur les questions de la liberté de presse en Afrique et a participé à plusieurs conférences internationales.