Lucy Westcott (titulaire de la bourse James W. Foley attribuée par le CPJ)
Interrogez n’importe quelle femme journaliste sur le harcèlement ou la sécurité au cours de ses affectations et elle aura sûrement une histoire à raconter.
J’ai effectué plus tôt cette année une enquête auprès de journalistes femmes ou ne correspondant pas à l’image traditionnellement associée à leur sexe, aux USA et au Canada, sur leurs avis et expériences. Les répondantes ont fait part, entre autres, d’avances sexuelles non désirées, de messages vocaux les menaçant de viol ou de violences, et d’exemples de la manière dont des menaces proférées par un lecteur en colère peut révéler l’absence de planification d’urgence dans une salle de rédaction. Les répondantes ont également parlé de l’impact de ces agressions sur la santé mentale.
L’enquête – un volet de mes recherches en tant que chercheuse titulaire de la bourse James W. Foley du CPJ (CPJ’s James W. Foley Fellow) – visait à souligner les enjeux principaux et à contribuer à une nouvelle orientation dans le cadre du guide de sécurité du Département des Urgences du CPJ qui réunit des ressources à l’intention des journalistes sur le terrain.
Sur la base des résultats de l’enquête, le CPJ a publié des consignes de sécurité supplémentaires montrant comment mieux se protéger en ligne, y compris différentes manières de retirer des informations personnelles d’Internet pour aider à éviter d’être victime du doxxing, c’est-à-dire la divulgation d’informations personnelles telles que les numéros de téléphone et les adresses qui facilite le harcèlement d’une personne ciblée ; des informations à l’intention des journalistes qui travaillent en solo ; et des conseils sur la manière de protéger votre santé mentale dans le cas d’une attaque en ligne.
Selon l’enquête :
- 85 % des répondants estimaient que la profession de journaliste était devenue plus dangereuse au cours des cinq dernières années
- Moins de la moitié (44 %) avaient bénéficié d’une formation à la sécurité
- Le harcèlement en ligne était considéré comme la menace la plus importante par 90 % des répondantes aux USA et 71 % au Canada
- Plus de 70 pour cent ont affirmé avoir éprouvé des problèmes de sécurité ou reçu des menaces aux USA ou au Canada, avec le harcèlement verbal suivi du harcèlement en ligne comme les formes d’agression les plus courantes
- Les journalistes recevaient des menaces sur un grand éventail de secteurs, mais le harcèlement était plus sévère et prolongé pour ceux qui couvraient la politique locale ou nationale, ou l’extrémisme.
Les réponses appuient les conclusions du CPJ et d’autres organisations de défense de la liberté de la presse montrant que ce sont surtout les femmes qui font les frais du harcèlement. Les résultats mettent aussi en évidence les risques qu’encourent les femmes journalistes dans deux pays non traditionnellement considérés comme hostiles à la presse et révèlent que beaucoup de journalistes estiment que leurs salles de rédaction sont mal équipées pour prévoir et répondre aux menaces.
Beaucoup de répondants ont déclaré qu’elles voulaient que leurs collègues et directeurs comprennent l’impact du harcèlement. Une reportrice en ligne a répondu à l’enquête en disant : « Les menaces nous suivent jusque chez nous. » Une autre voulait simplement que ses collègues « sachent que cela se passe ».
Méthodologie
Le questionnaire de l’enquête a été largement distribué pendant cinq semaines par courrier électronique, la lettre d’information du CPJ, The Torch, les organisations partenaires, et les réseaux sociaux. Au total, 115 journalistes – avec une expérience en journalisme allant de six mois à 37 ans – ont répondu. Cinquante pour cent étaient membres de l’équipe d’un organe de presse et 33 pour cent étaient indépendantes. Le reste était un mélange de contractuelles, de professeurs de journalisme et d’universitaires, ou des étudiantes en journalisme. Environ la moitié étaient des reportrices en ligne, mais des photographes, des productrices, des rédactrices, des journalistes de radio-télévision, des rédactrices de réseaux sociaux, des éditrices et des directrices de l’information ont également répondu.
Des extraits tirés des réponses à l’enquête et des entretiens de suivi avec certaines des journalistes sur la sécurité numérique, physique et psychologique respectivement sont fournis ci-dessous. Afin de les protéger contre ne nouveaux harcèlements, les noms de certaines de ces journalistes ne sont pas divulgués.
Sécurité numérique
« J’aimerais que mes collaborateurs masculins sachent combien ce problème est omniprésent – qu’il suffit d’être femme pour devenir une cible sur Internet. »
Réponse à l’enquête d’une journaliste basée à Wisconsin
Le harcèlement en ligne a été identifié comme le problème le plus important pour les journalistes, avec des menaces de violences ou de préjudice en provenance de trolls, du public, de lecteurs, d’auditeurs et de spectateurs. Le harcèlement prenait diverses formes entre les messages à caractère sexuel sur les plateformes de réseaux sociaux et les menaces de violences, de vol et de mort.
« Les offenseurs me contactaient en général par le biais des réseaux sociaux pour me demander de sortir avec eux, en plus du harcèlement habituel via des commentaires sur Facebook », m’a dit Lauren, reportrice en ligne et pour la presse écrite basée en Nouvelle-Angleterre. Elle a demandé à être identifiée seulement par son prénom afin de protéger sa vie privée. « Il est difficile pour les femmes de faire face au harcèlement dans n’importe quel contexte parce que nous sommes socialement conditionnées à être ‘gentilles’. À cela s’ajoute l’inconvénient de perdre une source si vous confrontez l’offenseur à son comportement. Nous devons souvent avaler et nous taire ».
Comme beaucoup d’autres répondantes, Lauren, qui couvre les autorités locales, l’éducation et les entreprises, a dit qu’elle a cessé d’utiliser les médias sociaux. Elle s’est désabonnée de Facebook, à titre tant personnel que professionnel, afin de se distancier de « l’animosité à laquelle je devais faire face lorsque j’affichais des reportages et des vidéos ».
Les conclusions de l’enquête sur le harcèlement en ligne reflètent les recherches effectuées par d’autres groupes sans but lucratif. Une étude entreprise en décembre 2018 par Amnesty International et Element AI, une société internationale de logiciels spécialisée dans l’intelligence artificielle, a trouvé que les femmes journalistes sont ciblées à cause de leur sexe et font les frais des violences sexuelles anonymes. De même, un rapport de la Fondation internationale des femmes dans les médias publié en 2018 a établi que les agressions en ligne contre les journalistes « sont devenues plus visibles et coordonnées au cours des cinq dernières années ».
L’enquête du CPJ a trouvé que les menaces en ligne accompagnaient ou impliquaient souvent des plans visant à attaquer physiquement une journaliste. Une reportrice basée à New York, qui couvre l’extrême droite et la technologie, a raconté dans l’enquête qu’un homme identifié comme ayant participé à une manifestation d’extrême droite a essayé d’entrer dans son lieu de travail. Dans un autre incident, des hommes participant à une émission radiophonique associée à un large forum de suprémacistes blancs ont diffusé des menaces de mort contre elle, en précisant que si elle assistait à un rassemblement prévu plus tard, elle en sortirait dans une housse mortuaire (« body bag »), m’a-t-elle dit.
Une autre répondante a déclaré que « les menaces numériques sont ce qu’il y a de plus effrayant dans la vie des femmes journalistes à l’heure actuelle ». Une reportrice en ligne et de radio-télévision affectée aux reportages généraux, également basée à New York, a révélé dans l’enquête qu’elle avait très peur d’être victime du doxxing à la suite d’un reportage sur une théorie conspirationniste américaine connue sous le nom de « QAnon ». (Le FBI a déclaré récemment que les théories conspirationnistes comme QAnon constituent une menace terroriste nationale.) La reportrice a ajouté qu’elle se tournait vers d’autres journalistes plutôt qu’à la salle de rédaction pour avoir des conseils sur la manière de se protéger en ligne. L’enquête a établi que les journalistes veulent que leurs employeurs prennent au sérieux les menaces en ligne et qu’ils offrent des formations plus fréquentes en matière de sécurité numérique. Alors que les reportrices reconnaissaient qu’on ne peut pas grand-chose contre le harcèlement en ligne, certaines ont indiqué qu’il doit être reconnu comme risque professionnel.
Sécurité physique
« Cela fait peur d’être journaliste de nos jours. J’ai parfois peur, avec raison, quand je sors en public ou lorsque je dois m’identifier comme membre des médias. »
Réponse à l’enquête d’une journaliste basée à New York.
Une partie du risque auquel doivent faire face les journalistes aux USA provient du déclin de l’industrie de la presse écrite. CNN a rapporté qu’un millier de journalistes ont perdu leur emploi au début de cette année, et le Pew Research Center a trouvé en juillet 2018 que les postes en salle de rédaction avaient diminué de 23 pour cent au cours des 10 dernières années. Il en résulte que les organes de presse doivent désormais faire plus avec moins de ressources. Cela en plus des menaces actuelles vis-à-vis de la sécurité physique des reporters de la part du public, des sources ou des collègues.
En réponse à des questions sur des situations dangereuses dans lesquelles les journalistes avaient pu se trouver, et sur les lacunes dans la protection de la presse, plusieurs répondantes ont indiqué que la rhétorique récurrente du Président Donald Trump à l’encontre de la presse et son recours à des expressions telles que « ennemi du peuple » et « fake news » leur donnaient l’impression de porter une cible sur le dos. Suzy Pietras-Smith, qui travaille depuis 20 ans comme reportrice et photographe, a affirmé dans l’enquête que la plus grosse lacune dans sa sécurité personnelle était le fait que « l’administration Trump normalise le harcèlement des journalistes ». Cela est exacerbé par les menaces que nous attire le fait d’être femmes et de travailler seules en public. Hannah Gaber, une photographe et productrice basée à Washington, D.C., a rappelé un rassemblement pro-Trump qu’elle avait couvert à Phoenix, Arizona, au cours de la campagne présidentielle. Elle a raconté que Trump, alors candidat, a pointé du doigt les médias installés au fond et a dit à la foule à plusieurs reprises de ‘se rappeler nos têtes’, et que nous méritions qu’il nous arrive des choses terribles du fait d’être journalistes ».
« Juste avant la fin, il a fait se retourner encore une fois l’assistance vers nous en l’exhortant à nouveau à nous regarder très bien, en insistant combien il était merveilleux que tout le monde présent adore le deuxième amendement à la Constitution, et puis il a clos le rassemblement, après quoi ces mêmes journalistes étaient obligés de se mêler à la foule, plusieurs d’entre eux ayant été chargés, en plus, de solliciter des entretiens », a précisé Gaber.
Une rhétorique politique incendiaire combinée à une diminution de la confiance publique dans le journalisme – un sondage de la Fondation Knight a établi en 2018 que 69 pour cent du public a indiqué que sa confiance dans la presse avait baissée – ne fait qu’exacerber l’impression de menace que ressentent les journalistes. « La confiance dans le journalisme s’est érodée à un point tel que l’adage qui protégeait autrefois les journalistes – ‘C’est notre histoire que vous racontez’ – n’existe plus ; bien au contraire, ils sont désormais des cibles », a déclaré dans l’enquête une journaliste multimédias basée à Washington, D.C.
Les répondantes ont affirmé être préoccupées par l’apparente absence d’inquiétude dans les salles de rédaction concernant les risques d’agression, notamment après la fusillade en juin 2018 dans la salle de rédaction du Capital Gazette à Annapolis, Maryland. Une reportrice basée à Los Angeles, qui couvre les questions religieuses, a dit dans le cadre de l’enquête qu’une lacune majeure dans sa sécurité physique provenait de ce que « certains rédacteurs qui n’ont… aucun plan d’action pour le cas où une personne violente ferait irruption dans notre salle de réaction, ni ne sauraient comment faire face au harcèlement en reportage ».
« Notre société ne dispose d’aucune voie d’évacuation pour le cas où quelqu’un viendrait abattre au fusil toute la salle de rédaction – menace que nous avons réellement vécue un jour. Pas de sortie de secours. Nulle part où se cacher. Même pas de fenêtre ouvrable », a dit une reportrice spécialisée dans les nouvelles de dernière heure, basée à Connecticut. « J’ai encore peur, quand je quitte la salle de rédaction à la fin de mon poste de travail à 22 ou 23 heures, qu’un jour [l’homme qui a menacé la salle d’attente] soit là à attendre dehors », a-t-elle ajouté.
Alors que certaines salles de rédaction fournissent effectivement une formation axée sur les conditions aux USA, moins de la moitié des répondantes ont dit qu’elles avaient reçu une formation en matière de sécurité/sûreté. Tandis que des formations à la sécurité physique, numérique et psychologique étaient en général bien reçues et considérées comme utiles, les journalistes qui étaient à même d’y avoir accès ou de se les permettre financièrement aux USA et au Canada ont indiqué que l’accent était mis sur les environnements hostiles et les situations de conflits. Le danger qu’une journaliste soit agressée dans son propre pays était perçu comme peu probable.
Yasmine El-Sabawi, une productrice de radiotélévision basée à Washington, D.C., a dit dans sa réponse à l’enquête que la formation à la sécurité qu’elle avait reçue n’était pas pratique « parce que personne ne croyait que l’on pouvait être à ce point en danger dans ce pays…[la sécurité des journalistes] n’était même pas perçu comme un problème possible en Amérique ».
Toutefois, au 3 septembre, le U.S. Press Freedom Tracker avait documenté 27 agressions physiques contre la presse aux USA cette année.
Les répondantes ont affirmé avoir souvent hésité à raconter qu’elles avaient été harcelées sexuellement ou qu’elles avaient fait l’objet d’une attention particulière lors d’un rassemblement, de peur d’être perçues comme faibles, susceptibles, ou incapables d’accomplir leur tâche. La perte éventuelle de missions futures désirables, où la même chose pourrait se passer, était une autre raison évoquée par des répondantes pour expliquer leur choix de garder le silence.
Sécurité psychologique
« Cela m’a rendue anxieuse, nerveuse ; j’étais en colère, j’avais peur de faire mon travail. J’ai commencé à penser que je n’étais pas à la hauteur. Je n’ai pas recherché des ressources de soins émotionnels. »
Réponse d’une reportrice juridique basée à New York
Beaucoup de journalistes ont évoqué le coût psychologique dû à l’effort de travailler dans un climat de harcèlements en ligne fréquents et d’agressions et autres abus lors des reportages sur le terrain. Près d’un tiers ont affirmé avoir fait face à des menaces psychologiques. Plusieurs ont décrit des sentiments d’angoisse, de nervosité, de paranoïa et de peur, soit après une agression, soit en en craignant une.
Alors que plusieurs reportrices et photographes ont dit pouvoir ignorer les menaces en les considérant comme inhérentes à leur métier, d’autres ont avoué en être plus durement affectées. Plusieurs journalistes ont indiqué que les risques pour leur sécurité, y compris les menaces téléphoniques et le harcèlement sexuel, les ont poussées à obtenir des soins professionnels. Toutefois, beaucoup ont relevé les coûts prohibitifs de ce type de soin. Les pigistes en particulier ont affirmé que les soins de santé mentale étaient d’un coût inabordable.
Une reportrice a dit dans sa réponse au questionnaire qu’elle avait été ciblée en ligne et doxxée après avoir couvert une réunion du conseil municipal au sujet de la mort d’un adolescent noir impliquant un agent de police. Ses renseignements personnels ainsi que ceux de sa famille avaient été publiés en ligne. Elle était étudiante journaliste à l’époque. Elle a dit qu’on l’avait traitée de « manifestante » et de « menteuse » pour avoir partagé des citations et des photos provenant de cette réunion.
« Cela m’a collé après pendant longtemps. Je craignais d’afficher quoi que ce soit en ligne, j’avais peur de continuer à faire des reportages. Je dormais mal et fonctionnais mal pendant les cours », a-t-elle précisé. « En tant que journal étudiant, nous n’avions accès à aucune ressource de santé mentale en dehors de ce qu’offrait l’université, c’est-à-dire pas grand-chose. »
Une reportrice basée aux USA, qui a dit qu’elle doit souvent faire face à des menaces et à des agressions, a évoqué l’impact d’avoir été obligée d’écouter des propos offensants. « J’ai dû passer la plus grande partie de la journée au lit après avoir écouté une conversation de cinq minutes sur la tâche imminente – désagréable mais nécessaire – que serait mon viol », a-t-elle précisé. Elle a ajouté que dans le cadre de ses recherches, en couvrant l’extrême droite, elle doit écouter des podcasts d’extrême droite, et qu’elle a entendu de nombreuses descriptions et de conversations parlant de l’agresser sexuellement et de la tuer.
Dans l’un des exemples les plus extrêmes de l’enquête, une participante a affirmé qu’elle et son mari ont dû non seulement changer leurs routines quotidiennes pour éviter d’être agressés, mais déménager, après avoir été doxxés.
De même que pour les menaces numériques et physiques, beaucoup de journalistes ont déclaré estimer que leurs inquiétudes d’ordre psychologique n’étaient pas prises au sérieux. Au contraire, celles-ci étaient souvent interprétées par les collègues et les patrons comme un insigne d’honneur.
« Il règne dans trop de salles de rédaction une bravade délétère qui fait que lorsque vous racontez des histoires de harcèlement, vous recevez une tape dans le dos pour vous féliciter d’avoir vécu cette expérience », a dit Anna Hiatt, qui couvre les traumatismes et les forces armées. « Je préfère emmener mes préoccupations à un groupe de personnes ou à un spécialiste de la santé mentale en qui j’ai confiance pour gérer et surmonter avec soin et délicatesse ces cas de harcèlement et d’abus ».