par Fareed Zakaria
Vers la fin de ses 118 jours de calvaire à la prison d’Evin à Téhéran, Maziar Bahari, reporter de l’hebdomadaire américain Newsweek, a eu un échange bizarre avec son interrogateur. M. Bahari avait été détenu au secret depuis son arrestation en juin dernier, à la suite de l’élection présidentielle contestée en Iran; il subissait des bastonnades quasi quotidiennement et des séances d’interrogatoire qui duraient des heures. Mais ses geôliers n’étaient pas en mesure de prouver leurs accusations selon lesquelles il était un espion pour des services de renseignement occidentaux. Ainsi, ils lui ont trouvé un nouveau chef d’accusation assez étrange: l’«espionnage médiatique ».
ATTAQUES CONTRE LA PRESSE EN 2009
Préface
Introduction
Analyse
Ethiopie
Gambie
Madagascar
Niger
Nigeria
Ouganda
RDC
Somalie
Zambie
Zimbabwe
En bref
Comme M. Bahari l’a raconté par la suite, son interrogateur n’avait pas de définition précise pour ce crime, qui n’était qu’une analogie. En tant que correspondent d’un organe de presse occidental, disait son interrogateur, M. Bahari avait été payé pour envoyer des reportages à des étrangers, qu’il appelait les «ennemis de l’Iran ». N’est-ce pas précisément ce que faisaient les espions? Un point c’est tout !
Á son domicile à Londres avec sa femme et son enfant, M. Bahari ne pouvait que rire en racontant son calvaire. Toutefois, les Gardes révolutionnaires iraniennes ont de fait pénalisé le journalisme dans leur répression postélectorale. Comme M. Bahari, plusieurs journalistes ont été accusés d’être les instigateurs d’une « révolution de velours » dans cette République islamique, d’être les auteurs, plutôt que les témoins des événements. Depuis juin dernier, plus de 90 journalistes ont été arrêtés. Vingt-trois étaient encore en prison à la fin de l’année dernière, et certains ont écopé de longues peines suite à des procès expéditifs. En 2009, l’Iran est devenu un des pays qui emprisonnent le plus de journalistes au monde, juste derrière la Chine. D’autres gouvernements autoritaires suivent et trouvent sans doute matière à apprendre dans l’effort de Téhéran en vue de museler la presse.
M. Bahari a été chanceux. Il avait l’appui de l’hebdomadaire américain Newsweek et de la Washington Post Company. Avec l’aide du Comité pour la protection des journalistes (CPJ) et d’autres, nous avons pu monter une campagne internationale en sa faveur. Des journaux à travers le monde ont fait paraître des annonces et des éditoriaux demandant la libération de Bahari. Les dirigeants du monde ont fait pression sur le gouvernement iranien à la fois publiquement et en privé.
Toutefois, l’entreprise médiatique est en pleine mutation. N’ayant pas les moyens de disposer de bureaux à l’étranger, davantage de journaux et de magazines comptent sur des journalistes indépendants basés à l’étranger. Ces correspondants sont tout aussi suspects aux yeux des dictateurs et des groupes militants, et sont nettement plus vulnérables. À la fin de l’année dernière, l’Iran détenait encore trois randonneurs américains, dont un avait travaillé comme journaliste indépendant au Moyen-Orient. En novembre dernier, deux journalistes indépendants, une Canadienne et un Australien, ont été libérés par un groupe de rebelles somaliens après 15 mois de captivité; leur cas suscitait peu d’attention, faute de soutien d’aucune organisation médiatique. Neuf journalistes indépendants ont été tués en 2009 en raison de leur travail, tandis que 60 autres étaient derrière les barreaux à travers le monde à la fin de l’année dernière. Puisque les publications et les réseaux de télévision continuent de supprimer des emplois et cherchent les moyens de couvrir les conflits de manière plus rentable, le nombre de cas similaires ne fera qu’augmenter.
Dans ce nouvel environnement, les journalistes locaux deviennent de plus en plus importants, et prennent ainsi davantage de risques. Au Pakistan, où la violence s’intensifie de plus en plus, les reporters locaux subissent les menaces des talibans et d’autres militants, ainsi que le harcèlement gouvernemental et l’indifférence de l’armée à l’égard de leur sécurité. (Il y a un an, un assassin taliban a tiré à bout portant sur Sami Yousafzai, reporter de Newsweek. Il a été placé en détention par la police pakistanaise dès sa sortie de l’hôpital.) La presse somalienne a subi des pertes dévastatrices. Neuf journalistes locaux ont été tués en 2009 et de dizaines d’autres se sont enfuis de ce pays. Des correspondants occidentaux, dont peu prennent de nos jours le risque d’aller en Somalie, ont de moins en moins de sources sur lesquelles s’appuyer pour recueillir des informations essentielles. Comme l’a dit le journaliste américain lauréat du prix Pulitzer, Paul Salopek: «Ils étaient les premiers intervenants, si vous voulez, pour recueillir les nouvelles de dernière minute en Somalie. Et la plupart d’entre eux sont partis ». Outre le randonneur américain, les reporters incarcérés à la prison d’Evin sont des Iraniens qui ont travaillé pour des organes de presse locaux; de nombreux autres ont été réduits au silence ou ont quitté le pays.
Un bon nombre de ces prisonniers iraniens sont des bloggeurs, des reporters ou des directeurs de publication travaillant pour des sites Web d’opposition. Et pour cause: dans de nombreuses sociétés répressives, où les journaux et les stations de radio et de télévision sont systématiquement fermées, les journalistes en ligne ont souvent été les plus agiles à contourner les restrictions imposées aux médias. À Cuba, par exemple, où au moins 25 blogs journalistiques font la couverture des questions sociales et des actualités politiques, les bloggeurs concoctent des ordinateurs personnels à partir de pièces sur le marché noir et utilisent leurs précieuses économies pour payer leur temps de connexion dans des cafés Internet. Mais, comme les autres journalistes indépendants, ils travaillent aussi sans protection institutionnelle, ils sont notamment sans avocats, ni argent et ni affiliations professionnelles qui peuvent les mettre à l’abri du harcèlement ou de la détention. Ces catégories de journalistes sont particulièrement vulnérables en Chine, en Birmanie, au Vietnam et en Iran. En effet, la moitié des professionnels des médias actuellement emprisonnés dans le monde entier sont des journalistes en ligne.
Ce paysage en mutation rend le travail du CPJ plus critique que jamais. Les régimes répressifs comme l’Iran comptent sur l’anonymat de leurs victimes, et sur l’ignorance du monde à l’égard des personnes arrêtées et des raisons de leurs arrestations. Et sans l’imprimatur d’une grande organisation de défense de la liberté de presse, la disparition des journalistes indépendants, les bloggeurs et journalistes locaux devient en effet chose facile. Ils ont donc besoin du type d’attention que le CPJ peut susciter. Les gouvernements réagissent à une pression qui soit cohérente, fondée sur des principes et très médiatisée, sinon, un journaliste comme M. Bahari serait encore en prison. En Russie, trois autres journalistes ont été tués au cours de l’année, portant à 19 le nombre de reporters assassinés depuis le début de la décennie. Mais suite aux pressions croissantes de la communauté internationale, notamment la visite d’une délégation du CPJ à Moscou, les autorités russes ont accepté de réexaminer plusieurs cas non résolus.
Le plaidoyer fonctionne, et cela est bénéfique pour nous tous, notamment pour ceux d’entre nous qui engagent des journalistes indépendants, qui comptent sur les blogs locaux pour obtenir des informations de première main sur des pays lointains, et qui travaillent avec des journalistes locaux disposant du genre de perspicacité et de réseau de connaissances qui ne peuvent s’acquérir qu’au fil des ans. Plus que toute autre chose, cela est bénéfique pour nos lecteurs, nos téléspectateurs et nos auditeurs. En ciblant les journalistes, le régime de Téhéran espère ôter de la vue du monde la répression et les abus contre son propre peuple. Empêcher de tels régimes de réussir, est une mission qui mérite tous nos efforts.
Fareed Zakaria est le directeur de publication de l’hebdomadaire américain Newsweek International et l’animateur de l’émission « Fareed Zakaria GPS » à la chaîne de télévision américaine, CNN. Il est l’auteur de plusieurs livres, notamment les best-sellers intitulés The Future of Freedom et The Post-American World.