Au Cameroun, le harcèlement des journalistes alarme le CPJ

Le 11 mars 2010

S.E. Paul Biya
Président de la République du Cameroun

Yaoundé, Cameroun

Fax: (237) 22 20 33 06

Cher Monsieur le Président,

Nous vous écrivons pour exprimer notre préoccupation face à une série d’arrestations, d’harcèlement, de poursuites en justice et même de mauvais traitement d’une douzaine de journalistes ayant soulevé des points sensibles sur des sujets d’intérêt public de l’actualité Camerounaise—tels que la gestion des finances publiques, la conduite des enquêtes judiciaires de la campagne anti-corruption baptisée « Opération Epervier » et les problèmes des administrations locales.

Nous vous convions à prendre des mesures pour promouvoir au Cameroun une véritable culture d’ouverture, de conduite transparente des affaires publiques, et de respect des droits fondamentaux, notamment à travers la promulgation d’une loi garantissant l’accès a l’information, le transfert des affaires de diffamation vers les tribunaux civils, le contrôle de l’application des lois sur les médias, et l’amélioration de la situation socio-économique de la presse privée.

Mr. Le Président, nous vous exhortons à engager la responsabilité des membres du gouvernement et personnalités publiques impliquées dans l’instrumentalisation des forces de sécurité et du droit pénal pour régler des comptes avec leurs détracteurs dans la presse.

Depuis le 26 février dernier, trois journalistes sont aux arrêts dans la capitale Yaoundé où ils sont inculpés pour faux et d’usage de faux, et « imitation de la signature d’un membre du gouvernement », selon la presse locale. Ce dernier délit est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à 15 ans d’emprisonnement, selon l’avocat de la défense, Jean Marie Nouga. Il s’agit de trois directeurs de publication, Harrys Robert Mintya de l’hebdomadaire Le Devoir, Bibi Ngota du journal Cameroon Express, et Serge Sabouang du bimestriel La Nation, qui enquêtaient sur des allégations de malversation autour de l’acquisition d’un bateau-hôtel par la Société nationale des hydrocarbures (SNH) en 2008. Ces journalistes, qui sont a la prison de Kondengui depuis ce mercredi, avaient déjà été arrêtés le 5 février dernier après avoir obtenu un document, présenté comme une note confidentielle du ministre d’État secrétaire général de la présidence et président du conseil d’administration de la SNH, M. Laurent Esso. La note ordonnait le décaissement d’un montant important de «  commissions » découlant de l’achat du bateau, au profit de trois fonctionnaires de la SNH. M. Esso n’a fait aucun commentaire public sur ces allégations qui ont fait l’objet d’articles de presse depuis Septembre 2009.

Les arrestations du 5 Février ont suscité notre alarme et indignation d’autant plus qu’elles ont été effectuées par des éléments d’un service de renseignement, la Direction générale de la recherche extérieure (DGRE). MM. Mintya et Ngota ont été interrogés pendant plus de 12 heures. Un autre journaliste, le reporter Simon Hervé Nko’o de l’hebdomadaire Bebela a été détenu pendant une semaine au secret et sans droit. Concernant ce dernier, nous vous prions d’engager des enquêtes sur de graves allégations de torture psychologique, et même physique, sur ce journaliste qui a fuit dans la clandestinité depuis le mois dernier. En effet les agents de la DGRE auraient recouru à des méthodes de torture psychologique et physique sur Nko’o pour le forcer à révéler ses sources pour le document. Le CPJ a obtenu une copie d’un certificat médical daté du 22 février dernier, détaillant l’examen médical de ce journaliste après sa libération. Ce certificat a indiqué que M. Nko’o avait des lésions sur la plante de ses pieds. Il a également déclaré au médecin que les agents de sécurité l’auraient soumis à la simulation de noyade, la privation de sommeil, la nudité et l’exposition prolongée au froid.

Par ailleurs, nous sommes également alarmés par le harcèlement continu d’au moins huit autres journalistes qui ont soulevé des points sensibles sur la conduite par votre administration de l’Opération Épervier, les enquêtes judiciaires sur d’anciens responsables accusés de mauvaise gestion des deniers publics. Ces cas soulèvent d’importantes questions sur la conduite transparente des affaires publiques, et les droits et les responsabilités de la presse en matière de traitement des affaires en justice.

Présentement, quatre journalistes de renom et un universitaire font l’objet de poursuites pénales dans la capitale économique Douala pour avoir commenté au cours d’une émission télévisée en juin 2008 sur les enquêtes visant Yves Michel Fotso, un ancien responsable de la compagnie aérienne nationale Camair. M. Fotso a publiquement nié toute malversation. Ainsi, Thierry Ngogang, rédacteur en chef de Spectrum TV, Alex Gustave Azebaze, journaliste indépendant, Anani Rabier Bindzi, reporter de  Canal 2 International et Jean-Marc Soboth, journaliste et éminent activiste de la liberté de la presse, sont inculpés pour des «commentaires tendancieux» susceptibles de nuire à une procédure judiciaire non définitivement jugée, selon l’avocat de la défense Francis Jackson Ngnie Kamga. M. Soboth, s’est dit contraint à la clandestinité depuis janvier dernier après avoir fait état de menaces de mort anonymes.

Une seconde inculpation, la « divulgation non autorisée d’un document confidentiel », a été formulée contre les journalistes pour avoir discute du procès-verbal de l’audition de M. Fotso à la direction de la police judiciaire de Yaoundé. La fuite de ce procès-verbal, dont Bindzi avait brandi une copie sur le plateau de l’émission, avait pourtant été largement médiatisée. D’ailleurs, Lewis Medjo, un directeur de publication emprisonné depuis septembre 2008, avait été arrêté quelques mois seulement après avoir publié des documents, présentés comme des fuites des pages du passeport de Fotso. Selon certains journalistes, sa possession de ces documents aurait conduit à son incarcération.

Ces dernières semaines, les forces de sécurité ont empêché deux journalistes du grand quotidien Le Messager de faire des reportages sur deux anciens secrétaire généraux de la présidence inculpés dans l’Opération Épervier. Le 17 janvier dernier, des agents du Secrétariat d’Etat à la Défense sis à Yaoundé ont brièvement séquestré la journaliste Nadège Christelle Bowa et confisqué ses notes d’entretien avec Thierry Michel Atangana, selon des médias. Le 24 février dernier, la police a détenu le reporter Justin Blaise Akono, le forçant à effacer des photos prises lors de l’audience du procès de Titus Edzoa.

Finalement, deux autres journalistes sont poursuivis dans la ville de Bamenda, au  nord-ouest du Cameroun, pour un article publié en octobre 2009 sur le casier judiciaire du chef traditionnel et ancien député Doh Gah Gwanyin III, reconnu coupable d’implication dans le meurtre d’un leader de parti d’opposition en 2006, selon l’Association des journalistes d’expression anglophone du Cameroun. Charly Ndi Chia et Yerima Kini Nsom, respectivement rédacteur et chef de l’antenne à Yaoundé du bihebdomadaire en langue anglaise The Post, sont inculpés pour « diffamation, chantage et abus », selon leur avocat Dinga Godlove.

Monsieur le Président de la République, nous pensons que les arrestations et les poursuites pénales de journalistes qui soulèvent des points sensibles sur des affaires d’intérêt public compromettent non seulement vos efforts destinés à éradiquer le fléau de corruption publique, mais aussi la confiance dans la primauté du droit et la démocratie au Cameroun.  L’accès à l’information est consacré comme un droit fondamental de l’homme par les Nations Unies et soutenu par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Nous vous convions donc d’initier une législation sur l’accès à l’information, et de veiller aussi à ce que les délits de presse soient déférés aux tribunaux civils. Ces mesures devront certainement êtres accompagnées par l’engagement de la responsabilité des membres du gouvernement et forces de sécurité sur leur conduite envers la presse, le contrôle de l’application des lois sur les médias, et l’amélioration de la situation socio-économique de la presse privée.

Merci de l’attention que vous prêtez à ces questions très importantes. Nous attendons votre réponse.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de nos sentiments distingués.

 

Joël Simon

Directeur exécutif