Des journalistes portant des équipements de protection attendent devant une résidence pour personnes mises en quarantaine en raison de la maladie COVID-19 à Kiev (Ukraine), le 28 avril. (Reuters/Gleb Garanich)

Au milieu de la pandémie de COVID-19, le pronostic pour la liberté de la presse est sombre. Voici 10 symptômes à surveiller

Par Katherine Jacobsen

La pandémie de la COVID-19 a envoyé courir dans tous les sens les responsables de la santé publique, a plongé dans un état de choc l’économie mondiale, et mis en crise tous les gouvernements. Elle a également refaçonné le mode de travail des journalistes, notamment parce que dans beaucoup de pays les autorités ont invoqué la contagion comme raison de sévir contre les médias.

Certains dangers s’atténueront avec le temps : un vaccin contre la COVID-19 devra à terme protéger les gens, y compris les journalistes, contre la contraction ou la propagation du virus. Mais certaines des mesures mises en place qui restreignent la liberté de la presse – que ce soit ou non à dessein – pourraient bien perdurer longtemps dans l’avenir, disent les experts.

Il est possible que les réponses au coronavirus modifient à long terme, de manière diverse et imprévue, le paradigme actuel du journalisme, de même que les attaques du 11 septembre 2001 ont alimenté l’expansion mondiale des lois antiterroristes – ce qui a inauguré à son tour  une augmentation dans l’incarcération des journalistes qui va encore bon train de nos jours.

Les violations de la liberté de la presse qu’a documentées le CPJ dans le cadre de la pandémie peuvent se diviser grosso modo en 10 catégories à surveiller (avec exemples à l’appui) :

1. Lois contre les « fausses nouvelles »

La pandémie a livré aux gouvernements une nouvelle excuse pour arborer des lois criminalisant la propagation des « fausses nouvelles », de la « désinformation » ou des « fausses informations » – et a fourni une raison de mettre en œuvre de nouvelles lois. Au cours des sept dernières années, le nombre de journalistes emprisonnés pour propagation de « fausses nouvelles » (ou « fake news ») a augmenté, d’après les recherches du CPJ.

Carlos Gaio, un conseiller juridique principal auprès de la Media Legal Defence Initiative, basée au Royaume-Uni, a indiqué au CPJ que les lois relatives aux « fausses nouvelles » continueront à se propager au fur et à mesure que les gouvernements s’emploient à contrôler les messages concernant le virus, touchant aussi bien les journalistes que les vérificateurs des faits. « Criminaliser ce type d’activité est une affaire très compliquée et très, très dangereuse », a précisé Gaio.

La désinformation est un vrai problème, mais ces mesures juridiques donnent aux gouvernements la latitude voulue pour décider de ce qu’ils considèrent comme faux, ce qui adresse un message effrayant aux journalistes critiques. Aux États-Unis, le Président Donald Trump dénigre fréquemment la couverture de la COVID-19 par les médias et emploie le terme « fake news » chaque fois qu’il n’est pas d’accord avec un reportage, stratégie qui ne manque pas de discréditer les médias et d’entamer la confiance du public, selon les recherches du CPJ. Elle sert de feu vert aux autoritaires pour tourner en dérision et poursuivre leur propre presse.

  • Le 18 mars l’Afrique du Sud a criminalisé la désinformation sur la pandémie avec des sanctions qui comprennent de lourdes amendes et des peines d’emprisonnement – initiative d’autant plus troublante que le pays sert souvent de modèle régional.
  • Porto Rico, un territoire américain, a interdit le 6 avril aux médias de « transmettre ou d’autoriser la transmission » de « fausses informations ». Les contrevenants pourraient encourir une peine de prison pouvant aller jusqu’à six mois et une amende pouvant aller jusqu’à 5 000 dollars US.

2. Incarcération de journalistes

L’incarcération de journalistes constitue depuis longtemps une tactique de gouvernements autoritaires cherchant à faire taire toute critique ; au moins 250 journalistes dans le monde étaient derrière les barreaux lors du dernier recensement annuel du CPJ en décembre. Compte tenu de la propagation de la COVID-19, l’emprisonnement pourrait s’avérer fatal ; les journalistes sont détenus dans des conditions insalubres les obligeant à vivre dans une forte promiscuité avec d’autres personnes qui peuvent être infectées. Le CPJ et plus de 190 autres organisations ont exhorté les autorités dans le monde entier à libérer tous les journalistes emprisonnés du seul fait d’exercer leur métier.

Malgré quoi, les arrestations se poursuivent.

  • En Inde, les autorités du Tamil Nadu ont arrêté le 23 avril le fondateur du portail d’informations SimpliCity et l’ont accusé d’avoir enfreint la loi désuète sur la lutte contre les maladies épidémiques ainsi que d’autres lois. Le site Internet avait pointé la corruption du gouvernement dans les efforts de distribution de nourriture liés à la pandémie.
  • L’armée jordanienne a arrêté deux journalistes de la chaîne satellite Roya TV le 10 avril à la suite d’un reportage sur des plaintes de travailleurs concernant l’impact économique d’un couvre-feu.
  • Les autorités somaliennes ont arrêté un rédacteur en chef du Groupe de médias Goobjoog le 14 avril, l’accusant de propager de fausses nouvelles et de porter atteinte à l’honneur du président, à la suite d’un message critique posté par le journaliste sur Facebook concernant la manière dont le gouvernement gérait la crise.

3. Suspension de la liberté d’expression

Les mesures d’urgence mises en place par certains gouvernements ont révoqué ou suspendu le droit à la liberté d’expression pour toute la durée de l’état d’urgence.

  • La constitution du Liberia protège la liberté d’expression « sauf en cas d’état d’urgence » et prévoit des pouvoirs présidentiels pour « suspendre ou ajuster certains droits, libertés et garanties » lors d’un état d’urgence tel que celui qui a été imposé le 11 avril.
  • Le Honduras a déclaré le 16 mars un état d’urgence temporaire suspendant certains articles de la constitution, notamment celui qui protège le droit à la liberté d’expression (le gouvernement a toutefois annulé cette mesure quelques jours plus tard).

4. Censure brutale, en ligne et hors ligne

Dans plusieurs pays les autorités ont suspendu la distribution et l’impression des journaux dans le cadre de ce qu’elles appelaient un effort pour juguler la propagation de la COVID-19.  Ailleurs, les régulateurs des médias ont bloqué des sites Internet ou supprimé des articles présentant une couverture critique.

  • La Jordanie, Oman, le Maroc, le Yémen, et l’Iran ont tous suspendu la distribution des journaux en mars.
  • Le Tajikistan a bloqué le site d’actualités indépendant Akhbor, le 9 avril, à la suite d’un reportage critique à l’égard du gouvernement.
  • Le régulateur des médias Russe, Roskomnadzor, a ordonné à la station de radio Ekho Moskvy de retirer une interview avec un spécialiste des maladies, et au site d’actualités Govorit Magadan de supprimer un article sur un décès local dû à la pneumonie.

5. Menaces et harcèlements, en ligne et hors ligne

Des représentants gouvernementaux aussi bien que de simples citoyens ont réagi avec violence et menaces à des reportages critiques vis-à-vis de la réponse à la pandémie. Dans les lieux où l’environnement journalistique était déjà dangereux, la situation a empiré.

  • Le dirigeant de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrova, a menacé une journaliste à Novaya Gazeta après qu’elle a écrit le 12 avril que les Tchétchènes avaient cessé de rapporter les symptômes du coronavirus de peur d’être taxés de « terroristes ».
  • Des journalistes haïtiens ont été agressés par des hommes non identifiés à l’Office National d’Identification le 2 avril alors qu’ils enquêtaient sur des allégations que l’Office enfreignait les directives émises en prévention de la COVID-19 et notamment sur la distanciation sociale.  
  • Des soldats ghanéens appliquant des restrictions liées à la pandémie ont agressé en avril des journalistes dans deux incidents séparés.

6. Exigences d’accréditation et limitation de la liberté de déplacement

Les autorités ont restreint la liberté de déplacement des journalistes, par exemple pour rapporter pendant les couvre-feux ou pour entrer dans des hôpitaux afin d’obtenir des informations de première main sur les soins de santé. Parfois la presse peut bénéficier d’un accès spécial ; toutefois, exiger des membres des médias qu’ils soient munis de titres de presse délivrés par le gouvernement permet aux dirigeants de décider qui sera considéré comme journaliste.

Les recherches du CPJ montrent que cela admet la possibilité d’exclure les journalistes non affiliés aux principaux organes de presse ou ceux dont les reportages sont critiques à l’égard des autorités.

  • La police indienne a agressé au moins quatre journalistes lors de trois incidents distincts à Hyderabad et à Delhi le 23 mars alors qu’ils se rendaient au travail ou en revenaient pendant le confinement, bien que les autorités nationales aient déclaré que les journalistes étaient exemptés des restrictions.
  • Le Nigeria a exigé des journalistes qu’ils portent une carte d’identité en cours de validité pour se déplacer dans certaines zones de confinement, dont la capitale Abuja, et n’a désigné que 16 journalistes autorisés à entrer dans la villa présidentielle.

7. Accès restreint aux informations

Certaines lois sur la liberté d’information qui permettent aux journalistes d’accéder aux données et aux documents publics ont été suspendues. Les procédures gouvernementales auxquelles les journalistes assistent habituellement se font désormais en ligne, avec des degrés d’accès variables pour la presse. Aux États-Unis, l’antagonisme du Président Trump envers les journalistes affiche un piètre exemple pour les responsables fédéraux, d’État et locaux.

Gaio a indiqué au CPJ que ces tendances persisteront probablement. « [Les gouvernements] rendront plus difficile pour les fonctionnaires de fournir des informations. L’accès aux informations prendra plus de temps et le risque d’infection compliquera l’accès des journalistes aux espaces publics », a-t-il déclaré.

  • Le Président brésilien Jair Bolsonaro a promulgué le 23 mars une mesure qui suspend les délais prévus pour que les autorités et institutions publiques répondent aux demandes d’informations et supprime les appels en cas de refus. (La Cour suprême du Brésil a annulé la mesure le 30 avril, selon des articles de presse.)
  • Aux États-Unis, les gouverneurs et les maires ont créé un patchwork d’accès aux conférences de presse partout dans le pays. En Floride, le 28 mars, le gouverneur a interdit à une journaliste d’assister à une conférence de presse lorsqu’elle a voulu poser des questions sur les mesures de distanciation sociale.

8. Expulsions et restrictions de visa

Afin de contrôler le discours officiel concernant la réponse du gouvernement à la COVID-19, certains États se montrent désormais inhospitaliers envers les médias étrangers, qui dans certains endroits ont traditionnellement joui d’une plus grande latitude que la presse locale pour faire des reportages critiques.

  • Depuis le début de 2020, la Chine et les États-Unis se renvoient la balle – un œil pour un œil – pour ce qui est de l’accès des journalistes. On retiendra notamment les incidents suivants : en février, la Chine a expulsé trois reporters du Wall Street Journal, prétendument en représailles d’un titre d’article sur la COVID-19. En mars, Les États-Unis ont limité à 100 le nombre de visas octroyés aux médias d’État chinois ; la Chine a riposté en annulant les visas d’au moins 13 reporters américains du New York Times, du Washington Post et du Wall Street Journal.
  • L’Égypte a expulsé la journaliste Ruth Michaelson du Guardian en représailles de son reportage du 15 mars qui mettait en doute les statistiques officielles du gouvernement concernant la pandémie.

9. Surveillance et recherche des contacts

Les gouvernements partout dans le monde surveillent les données de localisation de téléphones portables et testent ou déploient déjà de nouvelles appli pour suivre la propagation de la COVID-19, selon des articles de presse. Cette surveillance peut mettre en danger la confidentialité des sources. Les systèmes sont introduits avec peu de contrôle et pourraient perdurer pendant longtemps après la pandémie.

« Il y a toujours le risque que les situations d’urgence entraînent de nouvelles attentes de base vis-à-vis du type de surveillance que le gouvernement est autorisé à effectuer. C’est bien ce que nous avons constaté lors du 11 septembre 2001, et je crois qu’il s’agit du même phénomène maintenant », a déclaré Carrie DeCell, avocate auprès du Knight First Amendment Institute à New York. « Des actions qui pourraient se justifier dans ce contexte particulier pourraient ne plus être justifiables une fois que les gouvernements auront commencé à maîtriser cette pandémie et que la crise s’atténuera dans un avenir proche. » 

David Maass, chercheur principal à l’Electronic Frontier Foundation basée à San Francisco, convient que, une fois qu’on a mis entre les mains des autorités chargées de l’application du droit une nouvelle technologie, il est difficile de la lui reprendre. « Nous avons vu qu’elles s’en servent aujourd’hui dans le contexte de ce virus très dangereux, mais nous ne savons pas ce qui se passera plus tard. »

  • Les entreprises de télécommunications en Italie, en Allemagne et en Autriche livrent des données de localisation à des responsables de la santé publique – agrégées et anonymisées, il est vrai ; les gouvernements de la Corée du Sud et de l’Afrique du Sud surveillent les localisations de téléphones portables personnels, et Israël a autorisé les agents de sécurité à accéder à la localisation et à d’autres données de millions d’utilisateurs de téléphones portables.

10. Mesures d’urgence

Les dirigeants autoritaires peuvent adopter une approche opportuniste à l’égard des mesures d’urgence qui criminalisent ou restreignent les activités de collecte d’informations, comme l’a  documenté précédemment le CPJ.

  • Le Parlement hongrois a approuvé le 30 mars un ensemble de lois d’urgence autorisant le Premier ministre Viktor Orbán à gouverner par décret.
  • La Thaïlande a déclaré le 26 mars un état d’urgence permettant au gouvernement de « corriger » des reportages qu’il juge inexacts et autorisant des poursuites contre les journalistes en vertu de la loi sur la criminalité informatique, qui prévoit cinq ans de prison pour les violations.

Alors que de nombreux pays sont encore en état d’urgence et sous la férule d’autorités ainsi habilitées à gouverner par décret – et que le virus commence à peine à s’établir dans certains pays en développement – il se peut qu’encore d’autres restrictions soient imminentes.