Le photojournaliste Eti-Inyene Godwin Akpan a publié sur les manifestations de 2020 contre les violences policières au Nigeria. (Photo : Eti-Inyene Godwin Akpan)

Un journaliste nigérian a pris des photos sur les lieux d’une tuerie que son gouvernement nie. Puis le harcèlement a commencé.

Par Jonathan Rozen/Chercheur principal pour l’Afrique au CPJ

Sur les photos, on peut voir du béton couvert de sang, une cuisse entaillée et une manifestante blessée grimaçant de douleur sur le sol. Prises par le photojournaliste Eti-Inyene Godwin Akpan le 20 octobre 2020, ces images racontent la fusillade de masse, par les forces nigérianes, de manifestants qui protestaient contre les brutalités policières au poste de péage de Lekki à Lagos, un incident que le gouvernement continue de nier.

Un an après avoir publié les photos sur les réseaux sociaux, Akpan avait pour projet de les présenter à Lagos à l’occasion d’une exposition dans un musée commémorant l’anniversaire des manifestations contre les brutalités policières qui ont balayé le Nigeria à la fin de l’année dernière. Mais après avoir reçu deux appels le sommant, sans explication, de se présenter au bureau local du Département des services d’État (DSS) du Nigeria, une agence fédérale chargée de la sécurité, il a reporté l’exposition indéfiniment.

« Maintenant, je ne dors que d’un œil, et je surveille mes arrières », a déclaré Akpan au CPJ au téléphone. « Ils savent que je sais certaines choses et que j’ai des images… »

Akpan a reçu les appels quelques minutes après avoir donné une interview en direct à la télévision locale au sujet de sa couverture des manifestations de 2020. Akpan a déclaré avoir demandé aux auteurs des appels de lui envoyer une convocation formelle par courriel. Il craignait que sans elle, le DSS le maltraite ou le détienne pendant une période prolongée sans accès à un avocat ou à sa famille, le genre de comportement que le CPJ a documenté par le passé. Les appels faisaient écho à des tactiques d’intimidation auxquelles, selon lui, il a été confronté un an plus tôt, après avoir posté sur les réseaux sociaux des informations sur la fusillade au poste de péage – des tactiques qui l’ont amené à fuir temporairement le pays. 

Joint par le CPJ via une application de messagerie, le porte-parole du DSS, Peter Afunanya, a nié les appels à Akpan passés par son agence début octobre 2021. Il a également fait fi des préoccupations concernant les journalistes détenus par le passé par le DSS.

« Juste sous mes yeux, j’ai vu des cadavres », peut-on lire en légende du message Instagram publié par Akpan en lien avec la fusillade d’octobre 2020 qui a provoqué la mort de manifestants, selon des médias locaux et internationaux et des groupes de défense des droits. Cet incident, appelé mouvement End SARS en référence à l’appel des manifestants au démantèlement de la brigade spéciale anti-vol du Nigeria, fut le plus meurtrier des manifestations qui se sont déroulées l’année dernière.

Les journalistes qui ont couvert le mouvement de protestation ont été battus, harcelés et condamnés à des amendes par les forces de l’ordre. Un reporter, Onifade Emmanuel Pelumi, a été retrouvé mort dans une morgue le 30 octobre 2020 ; il a été vu vivant pour la dernière fois en garde à vue après avoir couvert les troubles en lien avec les manifestations à Lagos.

Les images des meurtres du poste de péage de Lekki sont particulièrement sensibles, a déclaré Akpan au CPJ, parce qu’elles contredisent la version des faits du gouvernement. Lors d’une conférence de presse, le ministre nigérian de l’Information et de la Culture, Lai Mohammed, a commémoré le 20 octobre de cette année qu’il a qualifié de « premier anniversaire du massacre fantôme » qui a eu lieu « sans sang ni corps ». L’année dernière, l’armée nigériane a admis  avoir utilisé des balles réelles au poste de péage, mais a déclaré que ses forces n’avaient tiré qu’en l’air.

Après la première publication des photos, Akpan a déclaré au CPJ qu’il avait reçu des appels anonymes le poussant à retirer le message Instagram et à le remplacer par un autre disant que les images étaient fausses. Il a ajouté que son compte bancaire avait été gelé et que des agents du DSS, qui étaient à sa recherche, s’étaient présentés à son bureau, ce qui a été démenti par le porte-parole du DSS, Afunanya. 

C’est suite à cela qu’Akpan a décidé de suivre les conseils de ses amis et de quitter le pays. Dans les jours précédant sa fuite, Akpan a déclaré au CPJ qu’il croyait que les images qu’il avait prises pouvaient contribuer à documenter le dossier historique des manifestations, mais que pour protéger ces preuves pour les générations futures, il devait être en sécurité.

Il s’est enfui au Ghana en traversant le Bénin et le Togo – un voyage d’une centaine de kilomètres facilité par le CPJ et Maxime Domegni, rédacteur en chef du Global Investigative Journalism Network.

Akpan ne connaissait personne au Bénin ou au Togo. Il ne parlait pas non plus les langues locales de ces deux pays francophones. Mais le CPJ l’a présenté à deux journalistes d’investigation locaux — Ignace Sossou au Bénin et Ferdinand Ayité au Togo – dont l’aide s’avèrera inestimable.

Sossou et Ayité ont tous deux été victimes de représailles liées à leur travail et ont déclaré au CPJ, dans des entretiens séparés, qu’ils avaient accepté d’aider Akpan par solidarité journalistique.

« Je comprends le risque qui pèse sur le journalisme dans la sous-région ouest-africaine », a déclaré Sossou au CPJ, qui a été arrêté fin 2019, emprisonné pendant six mois puis condamné à une amende pour avoir publié des messages sur les réseaux sociaux. « Si vous êtes un journaliste qui a vécu ce que j’ai vécu entre 2019 et 2020 au Bénin, vous êtes nécessairement sensible au cas d’Eti-Inyene. »

Le journaliste béninois Ignace Sossou (photo de gauche, à gauche) et le journaliste togolais Ferdinand Ayité (photo de droite, à gauche) ont aidé Eti-Inyene Godwin Akpan (à droite sur les deux photos) à s’échapper du Nigeria pour le Ghana. (Photos : Eti-Inyene Godwin Akpan)

Après avoir traversé la frontière ouest du Nigeria, Akpan a retrouvé Sossou à Cotonou, la capitale économique du Bénin. Sossou a déclaré avoir aidé Akpan à changer son argent en monnaie locale et à trouver une voiture avec chauffeur pour le conduire à la frontière du Togo, qu’Akpan a traversé à pied avant de trouver un taxi pour Lomé, la capitale du Togo.

Ayité, dont le journal L’Alternative a été suspendu à plusieurs reprises et qui continue d’être harcelé par les autorités, a déclaré au CPJ qu’il avait rencontré Akpan à Lomé. Ayité a organisé et payé le dîner et l’hébergement d’Akpan et a recruté un motocycliste qui a pu franchir en toute sécurité la frontière avec le Ghana le lendemain matin. Une fois de l’autre côté, Akpan a pris un bus dans la ville frontalière d’Aflao jusqu’à Accra.

« Nous sommes juste des journalistes et nous n’avons pas de frontières. Partout où un seul d’entre nous est menacé c’est l’ensemble des journalistes qui sont concernés », a déclaré Ayité au CPJ. « La solidarité doit être la valeur cardinale de notre métier et je pense que cela qui a guidé Ignace Sossou et ma modeste personne au voler au secours de [Akpan]. »

Akpan a déclaré au CPJ que sa traversée du Togo et du Bénin aurait été « tellement difficile, voire impossible » sans cette assistance. « J’aurais été attaqué ou dupé », a-t-il dit. « C’était une collaboration incroyable. »

Après son arrivée à Accra, un ami a aidé Akpan à trouver un logement. Il est resté caché pendant quatre mois, mais a décidé de retourner au Nigeria en février 2021. Le stress de l’exil, exacerbé par la pandémie, l’a plongé dans la solitude et la dépression, a-t-il déclaré.

« J’avais le sentiment que mon travail n’était pas terminé au Nigeria. Ces récits [des manifestations] doivent encore être racontés », a déclaré Akpan, ajoutant qu’il avait au départ évité d’informer sa mère et ses sœurs de son retour pour ne pas les inquiéter. Malgré les conseils d’une de ses sœurs de ne jamais remettre les pieds au Nigeria, il a estimé que les protestations avaient suffisamment diminué pour réduire le risque. Mais les appels intimidants ont recommencé en octobre, alors qu’Akpan faisait la promotion de son exposition de photos.

Akpan a déclaré au CPJ que les auteurs des appels qui prétendaient être des agents du DSS ne lui ont jamais envoyé d’assignation par courriel, comme il l’avait demandé. Après ces appels, il en a reçu d’autres de personnes lui posant des questions sur ses photos. Selon lui, ces personnes se présentaient comme des clients potentiels, mais lorsqu’il leur a demandé d’envoyer leurs coordonnées par e-mail, ils n’ont jamais donné suite, ce qui n’a fait qu’aggraver ses craintes. Il a ajouté qu’il prenait maintenant des précautions supplémentaires pour sécuriser ses communications et stocker ses informations.

Malgré cela, Akpan n’a jamais cessé de tenter de documenter des événements historiques. Cette année, à l’occasion de l’anniversaire du 20 octobre, il est sorti avec son appareil photo pour photographier un mémorial commémorant les meurtres au poste de péage de Lekki, où des journalistes ont de nouveau été attaqués par la police. La solidarité qu’il a connue au cours des 12 derniers mois lui a donné du courage et a renforcé son engagement à exposer la vérité, a-t-il déclaré au CPJ. « Je suis certain que je ne suis pas le seul », a-t-il ajouté.  

Note éditoriale: L’orthographe du nom d’Ignace Sossou a été corrigée dans le 12ème paragraphe et la légende sur sa photo.