Discrédité

Les activités en ligne des journalistes pourraient mettre à mal leur situation financière selon un nouveau plan chinois
Par Yaqiu Wang

Dans ce qui s’apparenterait à une forme redoutable de censure jamais vue auparavant, le gouvernement chinois prévoit de lier la crédibilité financière des journalistes aux messages qu’ils publient en ligne.

Table des matières

Attacks on the Press book cover
Attacks on the Press book cover

La création du système de cotes de crédit de la Chine, qui sera mis en place progressivement, pourrait conduire à des cas de figure où les journalistes qui critiquent le gouvernement, à l’oral ou par écrit, subiraient des répercussions financières personnelles directes. Ces répercussions pourraient changer le cours de leur vie : la cote de crédit d’une journaliste, dont le message publié sur les réseaux sociaux est considéré comme une « rumeur » par le gouvernement, pourrait être revue à la baisse et entraînerait par la suite des refus de prêts ou une hausse des taux d’intérêt.

Les impacts pourraient être plus anodins, comme par exemple si cette même journaliste essayait de vendre un vélo d’occasion sur Taobao, l’équivalent chinois d’Amazon, pour, au final, se rendre compte que l’acheteur potentiel se rétracte parce que sa cote de crédit ne lui inspire pas confiance.

Un investisseur chinois suit l'évolution des cours boursiers dans une société de courtage à Beijing en février 2016. Les autorités ont annoncé qu'elles prévoyaient de noter « la crédibilité sociale » des individus.  (AP/Ng Han Guan)
Un investisseur chinois suit l’évolution des cours boursiers dans une société de courtage à Beijing en février 2016. Les autorités ont annoncé qu’elles prévoyaient de noter « la crédibilité sociale » des individus.  (AP/Ng Han Guan)

Aucun de ces scénarios ne serait le résultat direct des antécédents financiers de la journaliste, mais serait plutôt directement déclenché par un message critique publié en ligne.

Pour la plupart des gens, la cote de crédit fait référence à un système dans lequel le degré de solvabilité d’une personne est déterminé par la façon dont elle paye ses factures et ses autres dettes, ce qui n’est pas le cas dans le futur système de cote de crédit de la Chine.

En juin 2014, le Conseil des affaires de l’État, l’organisme administratif du gouvernement central chinois, a publié un document de planification qui décrit la mise en place d’un « système de crédit social » à l’échelle du pays visant à contrôler et à noter la « crédibilité sociale » des individus, des entreprises privées, des organismes gouvernementaux et des organisations non-gouvernementales sur la base de renseignements obtenus auprès de divers organismes gouvernementaux et institutions privées. Ces renseignements pourraient inclure des antécédents judiciaires, des documents fiscaux, des appréciations d’employeurs, les préférences d’achat et les activités en ligne. D’après ce document, le système évaluerait les antécédents de crédit et les activités en ligne des internautes et mettrait sur liste noire les « individus qui se livrent à des escroqueries en ligne » et « propagent des rumeurs ». Le document appelle aussi à prendre des « mesures à l’encontre des personnes inscrites sur liste noire », notamment en restreignant leurs activités en ligne, en leur interdisant l’accès aux marchés sectoriels et en les dénonçant auprès des départements compétents.

L’objectif annoncé du système de crédit social est de récompenser les personnes dignes de confiance et de punir celles qui « trahissent la confiance » dans la société chinoise. En vertu du système proposé, les personnes dignes de confiance seront déterminées par un gouvernement connu pour censurer la liberté d’expression.

« Le fait de lier la propagation de rumeurs en ligne à la note de crédit social d’une personne peut simplement être une autre façon de punir les opposants du gouvernement qui expriment leurs opinions » a déclaré le blogueur basé à New York Wen Yunchao, qui a quitté la chine en 2012 après avoir été harcelé à plusieurs reprises par la police à propos de ses articles en ligne. Concernant les ramifications potentielles de la proposition de cote de crédit, il a fait remarquer que « si vous publiez une « rumeur » – ou une information négative sur le gouvernement chinois – en ligne, votre cote de crédit baisse. Cela peut vous affecter dans la vraie vie, par exemple, on peut vous faire payer un taux d’intérêt plus élevé quand vous faites une demande de prêt logement, ou on peut vous interdire de passer l’examen de la fonction publique du barreau, ou bien de travailler pour les médias publics. Le système actuel n’en est bien sûr pas encore là, mais au vu de sa conception et sa mise en œuvre, l’éventualité d’une telle corrélation reste très élevée»

Le document de planification, empreint de la rhétorique politique, est assez vague sur certaines questions clés, telles que les motifs d’inscription sur liste noire, la façon dont le gouvernement recueillerait les données et la façon dont les cotes seraient utilisées par les entreprises et les individus. Compte tenu que la Chine possède environ 1,4  milliard d’habitants, les défis associés à la mise en œuvre d’un tel système seraient de taille, tout comme ses ramifications potentielles.

Depuis la rédaction du document en 2014, différents échelons et départements du gouvernement chinois font collectivement pression en faveur de sa mise en œuvre, comme l’attestent les nombreux articles publiés par les médias publics et les documents de politique émanant du gouvernement. Par exemple, en juillet 2016, la Ligue de la jeunesse communiste, une organisation de jeunes du parti communiste rassemblant plus de 80 millions de membres, a promulgué le Plan d’exécution du système de crédit de la jeunesse (2016-2020) qui définit les objectifs spécifiques à atteindre d’ici 2020, les mesures de mise en œuvre et les domaines prioritaires. Le huitième point prioritaire porte sur « les voyages et le tourisme », et appelle à « encourager les établissements culturels et sportifs – notamment les musées, les bibliothèques publiques et les stades de sport – ainsi que les parcs publics, les sites touristiques et autres lieux, à accorder un traitement préférentiel aux jeunes dignes de confiance ; à encourager les compagnies de transport à adopter des politiques préférentielles d’achat de ticket en faveur des jeunes dignes de confiance ; à encourager les compagnies aériennes à promouvoir des “billets d’avion honnêtes”, en proposant aux volontaires dignes de confiance des “achats à crédit”, des services prioritaires et d’autres mesures préférentielles ». Tout comme le document de planification de 2014, ce plan ne contient aucune explication sur la manière dont les cotes de crédit de la jeunesse seront déterminées.

Pour pouvoir utiliser le système de crédit social, il faudrait identifier avec précision chaque activité en ligne puis l’associer à son auteur, ce qui serait possible, selon des recherches menées par des universitaires chinois, à l’aide d’une technologie d’identification en ligne appelée eID (carte d’identité électronique) inventée par les Chinois.

L’eID est une puce intelligente qui peut être placée sur des cartes SIM, des cartes bancaires et des cartes d’identité puis utilisée pour authentifier l’identité de l’utilisateur en ligne sans révéler de renseignements personnels, ce qui, selon le gouvernement chinois, réduirait considérablement les possibilités de vol ou de modification des renseignements.

Ces dernières années, le gouvernement chinois a essayé d’imposer l’enregistrement sous nom réel sur différentes plateformes en ligne, notamment les réseaux sociaux, les applications mobiles, les sites Web de commerce électronique et la diffusion vidéo en continu en direct, avec divers degrés de succès. L’organe de recherche du Ministère de la sécurité publique, qui développe la technologie eID depuis plusieurs années, a annoncé en juin 2016 qu’il avait « mis en place le système préliminaire d’infrastructure d’identification et de services en ligne eID ». L’utilisation des eID, une fois généralisée, permettra au gouvernement chinois de savoir avec précision qui fait quoi en ligne.

En juin 2015, le Centre national d’information a lancé un site Web appelé « Crédit Chine » sur lequel les gens peuvent effectuer des recherches sur les antécédents de crédit des entreprises et des individus. Le test de système réalisé par CPJ montre que l’ensemble de données actuel porte essentiellement sur des dossiers d’entreprise, pour savoir par exemple qui s’est soustrait à l’impôt, qui a rompu des contrats commerciaux ou qui n’a pas respecté les arrêts du tribunal. Le système devrait inclure prochainement des données sur les particuliers et les entités dans d’autres domaines. Dans un document datant de février 2015, le gouvernement de Beijing a déclaré que sa priorité, dans le cadre de la mise en œuvre des directives du gouvernement central en matière de politiques, était de monter des dossiers de crédit sur « les professionnels des médias ».

Les journalistes et les observateurs qui connaissent bien les médias chinois ont dénoncé ce qu’ils considèrent comme un système gangréné par la corruption, dans lequel le paiement direct contre de bonnes nouvelles et l’extorsion sont monnaie courante. Les personnes que le CPJ a rencontrées ont déclaré qu’un système qui exposait le comportement malhonnête et mettait en lumière les journalistes qui défendent la déontologie des médias n’était pas en soi une mauvaise idée, mais qu’un tel système pourrait facilement être manipulé pour surveiller les journalistes et les forcer à s’autocensurer.

Ces dernières années, le gouvernement chinois a poursuivi avec vigueur des efforts visant à mettre un frein à ce qu’il considère comme une propagation de rumeurs en ligne. En 2013, le plus haut tribunal et le procureur général de la Chine ont statué que les personnes qui publiaient des informations diffamatoires lues plus de 5 000 fois ou republiées plus de 500 fois pouvaient être poursuivies pour diffamation et encourir une peine de prison pouvant aller jusqu’à trois ans. Le partage de fausses informations considérées comme étant à l’origine de « troubles sociaux graves » peut entraîner une peine d’emprisonnement maximale de cinq ans.

Accuser les journalistes et les blogueurs de répandre des rumeurs est une tactique souvent utilisée pour sanctionner ceux qui se montrent critiques à l’égard du gouvernement chinois. Parmi les nombreux cas se trouve le reporter du New Express, Liu Hu, qui a passé un an en prison après avoir été arrêté en août 2013 pour avoir prétendument « fabriqué et répandu des rumeurs » alors qu’il exposait les relations corrompues d’un responsable gouvernemental sur son compte Weibo, l’équivalent chinois du réseau social Twitter. Wang Xiaolu, un reporter financier pour la revue commerciale Caijing, a été placé en garde à vue d’août 2015 à février 2016 pour avoir « fabriqué et répandu de fausses informations» suite à la publication d’un article sur les fluctuations du marché financier chinois.

Les journalistes ont déclaré au CPJ que pour eux, le système de crédit en ligne était une préoccupation majeure parce ce que c’est un nouveau moyen de lier la parole de quelqu’un à d’autres aspects de sa vie. La censure en Chine dépasse déjà les tactiques habituelles qui consistent à supprimer les comptes des journalistes et des écrivains sur les réseaux sociaux, à fermer les sites Web et à emprisonner les journalistes ; elle entrave aussi les autres activités quotidiennes des journalistes, les prive d’opportunités de carrière et leur interdit de participer à des événements sociaux grand public.

Wu Wei, plus connu sous son nom de plume Ye Du, est écrivain et rédacteur en chef pour le site Web de l’Independent Chinese PEN Center, qui couvre et documente les questions relatives aux droits de l’homme en Chine. Ye a dit au CPJ qu’en plus d’être fréquemment harcelé par la police et d’avoir été détenu pendant trois mois en 2012, il a aussi perdu des occasions d’affaires à cause de ses articles.

« En 2006, un avocat de [la province] de Guangzhou voulait s’associer avec moi pour fonder un projet commercial sur Internet» a déclaré Ye. « Dès que la police l’a appris, elle s’est immédiatement rendue dans son cabinet d’avocats pour le mettre en garde, a obligé son propriétaire à l’évincer et a ordonné à ses clients de rompre tout lien avec lui. Face à une telle pression, il n’a eu d’autre choix que de renoncer au partenariat avec moi ». (Le CPJ n’a pas pu vérifier indépendamment cette allégation.) Ye a aussi déclaré qu’en 2011, à l’époque de sa détention, la police avait dit à ses voisins de son complexe d’appartements de cesser tout contact avec lui, et qu’on lui a interdit d’acheter des billets de train et de séjourner dans des hôtels lors d’événements sensibles, tels que les anniversaires du massacre de la Place Tiananmen.

Après avoir passé un an en prison, avoir subi de nombreuses interrogatoires, avoir été forcé à faire des confessions à la télévision publique, avoir reçu l’interdiction de demander réparation pour son emprisonnement abusif, et avoir été censuré sur les réseaux sociaux, Liu Hu a eu du mal à trouver du travail. « Le gouvernement chinois a ordonné aux médias de ne pas travailler avec moi », a déclaré Liu. « Les organes de presse réputés ne voulaient pas m’employer. Après avoir travaillé comme pigiste pour plusieurs organes de presse, le Bureau de l’administration du cyberespace [organisme de réglementation chinois d’Internet] leur a ordonné de ne pas publier mes articles ». La demande de commentaires adressée à l’Administration chinoise du cyberspace est restée sans réponse.

Zhao Sile, une journaliste pigiste qui est établie sur le continent et travaille pour des publications de Hong Kong, a déclaré que le processus qui consiste pour les médias grand public à lui fermer la porte est progressif et silencieux. « Quand j’ai commencé pour la première fois à écrire des histoires sur les questions relatives aux droits de l’homme, le pouvais encore écrire pour des médias chinois grand public sur des questions non sensibles », a déclaré Zhao. « Par exemple, j’ai écrit pendant un certain temps des commentaires sur les divertissements pour le Beijing News. Petit à petit, de moins en moins de gens dans le milieu des médias m’approchaient pour que j’écrive pour eux. Aucun d’entre eux ne m’a dit en face qu’ils ne voulaient pas rester en contact avec moi à cause des articles que j’avais écrits sur les droits de l’homme, mais je suis sûre que j’ai perdu des opportunités de carrière et de réseau à cause de ça ». Zhao a dit qu’elle ne savait pas si ceux qui avaient choisi de ne pas la contacter subissaient une pression directe du gouvernement ou s’ils le faisaient de manière volontaire, par crainte des représailles du gouvernement.

Ye Du pense que le système de crédit social restreindrait encore plus les activités d’écrivains dissidents comme lui. « Lorsque les informations sur tout et tout le monde seront en ligne et connectées, il sera beaucoup plus facile pour le gouvernement chinois de nous localiser, de nous surveiller et de nous contrôler », a-t-il déclaré.

Selon Zhao Sile, le système de crédit aura un effet dissuasif même sur les journalistes des médias grand public qui se montrent critiques à l’égard du gouvernement en privé, et qui expriment parfois ces opinions en ligne, mais se retiennent par crainte de représailles. « Le système de crédit social sert à faire en sorte que les « ennemis » du gouvernement – ceux dont les opinions ne sont pas en phase avec le gouvernement – n’aient nulle part où se cacher », a déclaré Zhao. « On peut déjà voir la façon dont les gens se retiennent d’exprimer des opinions critiques en ligne parce qu’ils ont peur que leurs comptes soient fermés. Si le gouvernement peut faire appliquer l’enregistrement sous nom réel et établir un lien étroit entre le discours des gens et leur vie quotidienne et leurs opportunités économiques, il aura à sa disposition un outil extrêmement puissant pour forcer les gens à s’autocensurer»

Ceci dit, d’autres journalistes ne pensent pas que le système de crédit sera appliqué à l’échelle actuellement envisagée. Gu Xi, un ancien rédacteur en chef pour le site Web d’actualités NetEase, a déclaré que la principale source de légitimité du gouvernement chinois est la croissance économique de la Chine et qu’il ne voudrait pas limiter les activités commerciales. « Le fait de baisser votre cote de crédit [en raison des messages que vous publiez en ligne] et de limiter votre capacité à acheter ou à vendre des choses en ligne ne déboucherait sur rien de bon pour le gouvernement chinois. Le gouvernement perçoit des taxes sur les transactions commerciales. L’économie est ce qui préoccupe le plus le gouvernement chinois, pas les gens qui disent du mal du gouvernement », a déclaré Gu.

Liu Hu a aussi exprimé des doutes concernant le nombre de citoyens qui souscriront au système de cote de crédit du gouvernement. « Le gouvernement chinois cible de plus en plus la propagation de rumeurs en ligne, mais de plus en plus de gens réalisent que le gouvernement est celui qui fait courir le plus de rumeurs, et réprimer la propagation de rumeurs, c’est empêcher les gens de dire la vérité », a-t-il déclaré.

Si Liu a raison, l’acheteur potentiel de ce vélo d’occasion pourrait simplement ignorer la cote de crédit du journaliste en raison du peu de confiance que lui inspire le système de cotation du gouvernement. Il reste à voir si les autres individus, institutions et organismes qui se fient aux cotes de crédit en feront autant.

Yaqiu Wang est associé de recherche de l’Asie pour le Comité pour la protection des journalistes. Elle est titulaire d’une Maitrise en Affaires internationales obtenue à l’Université George Washington. Les articles de Wang sur la société civile et les droits de l’homme en Chine ont été publiés, entre autres, dans Foreign Policy, The Atlantic, China Change.