Adoption du projet de loi sur le renseignement par l’Assemblée nationale française: les opposants n’ont pas dit leur dernier mot

Jean-Paul Marthoz/Correspondant du CPJ Europe

Jusqu’au dernier moment, les opposants à un projet de loi très controversé sur le renseignement en France ont essayé de se faire entendre. Le lundi 4 mai courant à la veille du vote, ces militants continuaient d’appeler les députés à rejeter ce projet de loi. Ils n’avaient aucune chance cependant, puisque le gouvernement socialiste a pu compter sur une solide majorité de la gauche et aussi de la droite à l’Assemblée nationale, la chambre basse du Parlement. Ledit projet de loi a été promptement et massivement adopté mardi après-midi avec 438 voix pour, 86 contre et 42 abstentions. Il sera transmis au Sénat où il ne devrait pas faire face à d’importants obstacles, malgré le fait que cette chambre soit dominée par l’opposition de centre-droit. « Il devrait être promulgué d’ici juillet », a prédit Hugh Schofield, correspondant de la BBC à Paris.

Le projet de loi a été initié l’année dernière, mais la discussion a son sujet s’est intensifiée après les tueries au siège du journal Charlie Hebdo et au supermarché Hyper Cacher à Paris en début janvier dernier, qui ont fait 17 morts, dont huit journalistes. Invoquant la nécessité de répondre vigoureusement à la menace djihadiste et terroriste, le gouvernement socialiste a décrit sa proposition législative comme une mise à jour des anciennes lois à l’ère des téléphones mobiles et de l’Internet et comme une formalisation juridique des pratiques clandestines des services de renseignement. Conscient du malaise qui se répand parmi ses propres partisans, le gouvernement a également fortement insisté que les libertés publiques et la vie privée seraient strictement respectées.

Un groupe hétéroclite d’opposants, issus d’associations de défense des libertés civiles, de sociétés Internet, du parti écologiste Les Verts, de l’extrême gauche et même du Front national d’extrême droite, a bruyamment dénoncé ce qu’il a qualifié de « Patriot Act à la française ». Certains membres de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), un parti d’opposition de centre-droit généralement en faveur de lois sévères contre le terrorisme, ont même rejoint les manifestants. Le 15 avril dernier dans un article d’opinion intitulé « Les libertés en otage », publié dans Le Monde, Pierre Lellouche, un député néoconservateur de l’UMP, a dénoncé ce qu’il a appelé une « monstruosité juridique ». « Gare à ce qu’une loi censée défendre la démocratie ne vienne, par les excès qu’elle contient et les risques de détournement dont elle pourrait faire l’objet demain, conduire à des résultats encore plus funeste encore que l’action de quelques illuminés, qu’il faut combattre, bien sûr, sans relâche. Mais avec nos valeurs, pas les leurs », a-t-il averti.

Le Premier ministre Manuel Valls a rejeté ces critiques, mais certains observateurs extérieurs ne sont pas convaincus non plus. « Le projet de loi pourrait donner aux autorités des capacités, plus que jamais intrusives, d’espionnage domestique, avec presque aucun contrôle judiciaire», a écrit. Alissa J. Rubin, correspondante du New York Times.

La formulation de la portée du projet de loi est dangereusement vague, soulignent ses détracteurs. Si personne ne remet en cause l’objectif de la prévention du terrorisme, comment devrait-on interpréter des termes tels que « la prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions » ou la protection des « intérêts scientifiques, industriels et économiques majeurs » ou des « intérêts majeurs de la politique étrangère ? » Un certain nombre de juristes et même la Commission nationale de l’informatique et des libertés de la (CNIL), l’autorité en charge de la protection des données personnelles, ont sonné lalerte. La prestigieuse Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a exprimé des objections de fond et même le président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), Jean-Marie Delarue, a fait part de « ses plus vives réserves ». Cette formulation vague, selon les détracteurs du texte, pourrait conduire à des interprétations abusives et au ciblage des formes radicales, mais légitimes, d’opposition politique ou des mouvements sociaux.

Des groupes de défense de la liberté d’expression et des droits de l’homme sont particulièrement irrités par ce système de recueil de renseignements sur Internet. Selon des médias, si le projet de loi est promulgué, les services de renseignements seront autorisés à installer des boîtes noires chez les fournisseurs de services Internet qui pourraient donner accès à des milliards de communications. Grâce à des algorithmes spéciaux, ces flux de métadonnées sont censés fournir aux services de renseignement des alertes concernant des activités suspectes. Selon le gouvernement, c’est seulement lorsque le soupçon sera établi que l’historique des courriels spécifiques et de la navigation sur Internet du suspect sera accessible.

Les opposants au projet de loi ne croient pas le gouvernement même lorsqu’il promet que les droits des citoyens seront efficacement protégés par la Commission nationale pour le contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), un organe de surveillance composé de 13 membres. Ses décisions, comme l’ont souligné les opposants telle que La Quadrature du Net, sont non contraignantes et peuvent être outrepassées par le Premier ministre.

Bien que le gouvernement socialiste ait protesté vigoureusement contre toute comparaison avec l’Agence de sécurité nationale américaine (NSA) ou les mesures antiterroristes de l’administration Bush de l’après-11 septembre, les militants des libertés civiles et des droits humains parlent ouvertement de surveillance de masse. « La menace terroriste ne doit pas être utilisée pour justifier la surveillance de masse de l’activité de chaque utilisateur d’Internet français », a déclaré en mars dernier Carly Nyst, responsable juridique à Privacy International. Le risque d’abus d’une telle législation mal définie et vague a été fermement dénoncé par Gauri van Gulik, directrice adjointe d’Amnesty International pour l’Europe et l’Asie centrale. « Avec ce projet de loi, la France fera un pas de plus vers l’instauration d’un système de surveillance où rien n’est secret, sauf la surveillance elle-même. Même les journalistes, les juges, les politiciens et les gens qui entrent involontairement en contact avec des suspects présumés pourraient être soumis à une surveillance invasive », a-t-elle martelé.

Malgré l’adoption du projet de loi par l’Assemblée nationale, les opposants croient encore que le dernier mot n’a pas été dit. Leur campagne a pris de l’ampleur ces derniers jours: une pétition contre ce que certains appellent le « Big Brother français » a recueilli 125 000 signatures. Environ 800 entreprises numériques ont signé l’appel du mouvement « Ni Pigeons ni Espions » qui met en garde contre les répercussions négatives sur l’économie numérique française. En outre, tous les partis politiques, à l’exception des radicaux de gauche, semblent divisés sur la question.

Les opposants vont commencer à faire pression sur les sénateurs pour les « pousser à modifier le texte », selon Adrienne Charmet, coordinatrice de la campagne de La Quadrature du Net. Un dernier recours sera la saisine de la Cour constitutionnelle, une initiative annoncée à la fois par le président François Hollande, soucieux d’apaiser ses propres rebelles en prouvant la justesse et la légalité de la loi, et par l’opposition de centre-droit.

Même si les opposants ne parviennent pas à influencer les sénateurs, ils peuvent au moins être satisfaits que, malgré les peurs que suscitent le terrorisme au sein de l’opinion, ils ont pu mettre les libertés civiles à l’agenda. Le gouvernement sera ainsi sous surveillance.