Des lois désuètes sur le secret musèlent la presse en Afrique du Sud

Par Ferial Haffajee

Une femme participant à la campagne Right2Know (« droit de savoir ») manifeste avec son enfant contre le projet de loi sur les informations relatives à l'État, qui permettrait de poursuivre en justice les informateurs, les défenseurs publics et les journalistes qui divulguent la corruption, à Cape Town le 25 avril 2013. (AP/Schalk van Zuydam)
Une femme participant à la campagne Right2Know (« droit de savoir ») manifeste avec son enfant contre le projet de loi sur les informations relatives à l’État, qui permettrait de poursuivre en justice les informateurs, les défenseurs publics et les journalistes qui divulguent la corruption, à Cape Town le 25 avril 2013. (AP/Schalk van Zuydam)

Libéré après avoir passé 27 ans dans les prisons du gouvernement de l’apartheid en Afrique du Sud, Nelson Mandela haranguait régulièrement les médias. Il appelait individuellement des journalistes lorsqu’il aimait ou n’aimait pas ce qu’ils avaient écrit ou lorsqu’il cherchait à appuyer tel ou tel lobby politique.

Il lui est arrivé d’irriter l’industrie en se plaignant que les rédacteurs noirs n’avaient pas su adapter le modèle du journalisme aux exigences de la nouvelle ère démocratique. Voulait-il que les rédacteurs soient des copains ? La question a provoqué des remous.

En 1994, dans un discours déterminant sur la liberté des médias lors d’un congrès de l’Institut international de la presse, Mandela a placé la barre haut en montrant à quoi devrait ressembler la liberté d’expression et des médias dans une Afrique du Sud démocratique. Il a résumé cela dans une déclaration sans équivoque : « Une presse critique, indépendante et pratiquant le journalisme d’investigation est la force vive de toute démocratie ».

En tant que rédactrice de la nouvelle ère, je peux attester que les médias sud-africains sont effectivement critiques, indépendants et font du journalisme d’investigation. J’ai travaillé à des époques résolument non libres et j’ai pu écrire sur l’avènement de la liberté. Nous autres dans les médias avons désormais pris notre place, sous la protection de la Constitution, en tant qu’institution vitale de la société. Nous demandons des comptes à ceux qui sont au pouvoir. Nous sommes fiers de notre penchant robuste pour l’investigation et de notre style incisif. Cela ne fait pas de doute que nous faisons partie de la force vive de notre démocratie.

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Attacks on the Press book cover
Attacks on the Press book cover

Tout le monde ne voit pas cela du même œil. Par conséquent, cette force vive est menacée.

Dans son discours, Mandela avait également déclaré : « La presse doit être libre de toute intervention de l’État ». C’est là que les choses se compliquent. Les puissants (au niveau politique et des entreprises) ont souvent le réflexe d’étouffer la dissémination d’informations gênantes. Malheureusement, cela met à mal la liberté de la presse en Afrique du Sud, où les médias sont sérieusement menacés par une loi sur le secret désuète et susceptible de nuire à une presse critique, indépendante et aussi d’investigation.

Les médias sud-africains doivent toujours composer avec de vieilles lois du temps de l’apartheid où la diffamation est criminalisée, contrairement aux pays plus progressistes qui limitent au droit civil les litiges sur les insultes et les dommages prétendument causés par les médias. En Afrique du Sud, la loi archaïque sur les points clés nationaux (National Key Points Act), promulguée par des « sécurocrates » (securocrats) – membres de la police et des services de sécurité qui dominaient le gouvernement sud-africain dans les années 1980 – afin de bloquer l’accès à des « points clés » tels que les postes de police, le radiodiffuseur public, les domiciles des hommes politiques, les installations nucléaires, etc., peut être invoquée pour empêcher la publication d’un reportage.

En 2014 les medias ont fait leurs choux gras de la controverse entourant les 300 millions de rands (environ 30 millions de dollars US) dépensés pour la propriété privée du Président, et la loi sur les points clés a été invoquée pour empêcher la publication de photos de la propriété. Bien que la tentative d’arrêter la publication des photos ait échoué – des particuliers se sont servis des médias sociaux pour afficher des photos de la propriété, créant ainsi des « mèmes » satiriques sur le sujet – l’invocation de la loi, dans ce cas, entre autres, et notamment dans l’interdiction des manifestations à des points clés et le rejet des demandes d’information, ont établi un précédent dangereux en matière de censure dans un pays qui cherche encore sa voie comme démocratie.

J’ai été attristée et étonnée de constater personnellement combien le pouvoir corrompt et comment l’appât du gain facile a transformé des révolutionnaires en consommateurs ostentatoires. Les richesses rapidement accumulées ne sont pas forcément toujours mal acquises, mais elles le sont trop souvent. Quand c’est le cas, les médias ont la responsabilité de dénoncer la corruption.

Je rappelle souvent aux hauts fonctionnaires et aux politiciens que Mandela a dit : « Il n’y a qu’une telle presse libre qui puisse avoir la capacité de dénoncer sans relâche les excès et la corruption commis par le gouvernement, les hauts fonctionnaires et toute autre institution investie de pouvoir vis-à-vis de la société ». Mais ces hauts fonctionnaires et politiciens ont tendance à écarter les mots de Mandela. Les valeurs révolutionnaires se dissipent face à la course à l’acquisition et à l’accumulation de biens matériels, et les corrompus ne lésinent pas pour occulter leurs actions.

Nous autres, gens des médias, nous nous retrouvons souvent devant les tribunaux, à grands frais, pour garder en vie la promesse de liberté faite si éloquemment par Nelson Mandela il y a 20 ans. La décision judiciaire à laquelle nous sommes le plus fréquemment confrontés est l’interdit, sorte de censure avant publication capable de ligoter un reportage dans un nœud juridique pendant des années. Un autre type fréquent d’action en justice concerne les disputes relatives à la loi sud-africaine sur la liberté de l’information, laquelle est souvent invoquée pour limiter plutôt que pour assurer l’accès à l’information publique.

Un truisme qui s’applique tout particulièrement à l’Afrique du Sud actuelle est le suivant : le prix de la liberté est la vigilance éternelle. La tentation d’étendre le champ du secret est forte, et en Afrique du Sud cette tentation limite de plus en plus la transparence du gouvernement.

Au Swaziland, voisin de l’Afrique du Sud et dernière monarchie absolue sur le continent africain, la liberté des médias n’existe pas. Deux collègues – Thulani Maseko et Bheki Makhubu – y sont incarcérés pour avoir révélé comment des juges ont abusé du trésor public. Vers la fin 2013 j’ai eu le privilège de rencontrer l’épouse de Bheki, Fikile, lorsqu’elle a accepté en son nom le Prix CNN/MultiChoice du meilleur journaliste africain de l’année pour la liberté de la presse. Elle était pleine d’assurance et souriante au moment d’accepter l’honneur, mais en quittant l’estrade elle a éclaté en sanglots. Son petit garçon, Siwakile, a réconforté sa mère. Même l’honneur peut être douloureux quand vos proches sont en prison.

Lorsque j’ai accepté le Prix international de la liberté de la presse (2014) du Comité pour la protection des journalistes (CPJ), je l’ai fait aux noms de Bheki et de mes collègues Woubshet Taye, Reeyot Alemu et de 15 autres journalistes emprisonnés avec eux en Éthiopie.

L’Afrique du Sud jouit d’une position de leadership et de solidarité sur notre continent. Si la liberté des médias dérape en Afrique du Sud, elle dérapera ailleurs. Et, au fur et à mesure que l’Afrique monte, ses journalistes ne devraient pas être perçus comme des ennemis de l’État mais bien plutôt comme les patriotes critiques que nous sommes souvent. L’Éthiopie est l’une des nations qui connaissent la plus forte croissance au monde, mais le point de vue qui y prévaut sur l’impossible coexistence du développement et de la liberté des médias doit être énergiquement contesté.

La place d’un journaliste n’est pas en prison. Elle est dans la rue, dans salle de rédaction ; sa tâche est de dénoncer la corruption, de demander des comptes à ceux qui sont au pouvoir, afin de faire de la patrie et de l’Afrique un pays et un continent meilleurs. Comme l’a dit Mandela dans ce grand discours il y a 20 ans : « Il n’y qu’une telle presse libre qui puisse être l’organisme de surveillance vigilante voué à protéger l’intérêt public contre la tentation, chez ceux qui détiennent le pouvoir, d’en abuser ».

Ferial Haffajee est rédactrice en chef de City Press, hebdomadaire d’investigation sud-africain.