Par Mohamed Keita
Chez les journalistes sénégalais, subsiste le sentiment que la justice n’est pas de leur côté lorsqu’ils sont victimes d’abus commis par de puissantes personnalités publiques ou des forces de sécurité. Le CPJ a récemment interrogé des journalistes dans la capitale Dakar qui ont été victimes d’agressions dans l’exercice de leurs fonctions, ou qui ont été les cibles d’actes criminels apparemment en représailles à leur travail. En examinant trois affaires qui ont défrayé la chronique, le CPJ a descellé des cas d’ingérence politique dans le cours de justice, mettant en cause l’indépendance du système judiciaire sénégalais.
Il ya trois ans ce mois-ci, en date du 21 juin 2008, les journalistes Boubacar Dieng de la Radio Futurs Médias (RFM) et Kara Thioune de West Africa Democracy Radio ont été passés à tabac par des policiers après un match de football au stade Léopold Sedar Senghor de Dakar. Le magnétophone de Dieng a enregistré les cris et les hurlements des deux journalistes pendant qu’ils étaient menottés, insultés, roués de coup de pied par des policiers qui les avaient séquestrés dans les vestiaires du stade. Cet enregistrement audio choquant à été par la suite diffusé sur la RFM. Cependant, tandis que l’indignation publique montante avait forcé le gouvernement à annoncer l’ouverture d’une enquête et que MM. Dieng et Thioune avaient officiellement porté plainte contre les éléments de la police, il semble que de hautes autorités sénégalaises semblaient déjà intervenir dans cette affaire pour déterminer à l’avance son issue. En effet, le ministre de l’Intérieur, Cheikh Tidiane Sy, avait publié un communiqué de presse accusant Dieng d’avoir «provoqué» les policiers en « assenant un coups de poing à l’un des agents». Le président Abdoulaye Wade, quant à lui, avait chargé le doyen des juges d’instruction, Mahawa Sémou Diouf, d’instruire cette affaire, mais cela n’a pas empêché le chef de l’état de se prononcer prématurément sur une affaire qui était a l’époque loin d’être jugée. Lors d’une conférence de presse à Chicago en juillet 2008, Wade a ainsi réitéré les accusations de son ministre de l’Intérieur contre les journalistes, avant même que le juge n’ait commencé son travail.
Les autorités sénégalaises avaient ensuite renvoyée l’affaire devant un tribunal militaire, soutenant que ce dernier était plus compétent pour statuer sur les allégations de mauvaise conduite des éléments des forces de sécurité. Ce n’est qu’au 26 novembre 2010 que le tribunal militaire a rendu son verdict dans une affaire où trois éléments de la Brigade d’intervention polyvalente, l’adjudant-chef Lamidou Dione et les brigadiers Moussa Coulibaly et Mbaye Diouf, étaient inculpés. Mais, sur ces trois policiers, seul l’adjudant Diouf a été reconnu coupable des charges d’ « agression grave, de voies de fait et d’actes de torture», et condamné à un mois de prison avec sursis et à payer 750.000 francs CFA de dommages et intérêts aux journalistes.
Plusieurs mois après le verdict, Kara Thioune et Kambel Dieng restaient insatisfaits, mais ils semblaient tous les deux s’être résignés au cynisme quant à l’efficacité et l’indépendance de la justice sénégalaise. « Je ne suis pas satisfait du verdict et le procès n’a été ni juste ni équitable, et c’est une honte pour la justice sénégalaise », a déclaré M. Dieng, qui avait été hospitalisé pendant trois semaines pour des blessures subies lorsqu’il a été passé à tabac. Il a contesté la compétence du tribunal militaire, affirmant que le tribunal avait refusé l’audition de témoins supplémentaires qui auraient pu témoigner en sa faveur. «Le procès est terminé, il n’y a aucun moyen de faire appel, et même s’il y’en avait, je ne l’aurais pas fait», a-t-il dit. «Je suis persuadé que les juges ont reçu des instructions. Sinon, pour des policiers qui ont commis de tels actes ce jour-là, avec toutes les humiliations, les coups et blessures et la violence que nous avons subis, ce procès est loin d’être juste et équitable », a dit M. Thioune.
Le sentiment d’injustice à également avivé la frustration chez l’éminent journaliste et écrivain chevronné Abdou Latif Coulibaly, directeur de publication de La Gazette un hebdomadaire connu pour sa ligne éditoriale critique à l’égard du gouvernement sénégalais. Dans la nuit du 5 au 6 octobre 2010, des assaillants ont cambriolé le domicile de M. Coulibaly, emportant son ordinateur portable, ses téléphones portables et son véhicule, une 4×4 de marque Kia. La police a arrêté cinq hommes, mais M. Coulibaly a déploré le fait que seuls deux individus aient été reconnus coupables et condamnés à des peines de prison. La police a rendu au journaliste ses objets volés, mais M. Coulibaly a dit au CPJ avoir remarqué que certains fichiers sensibles sur son ordinateur portable, qui étaient la base de futurs articles d’investigation, avaient disparu. «Les « cambrioleurs » ont dû ouvrir mon ordinateur et supprimé des fichiers. Maintenant, je me demande si ce cambriolage n’a pas été commandité » a-t-il dit.
Vrai ou pas, il semble que cette piste éventuelle n’ait pas été explorée par la police sénégalaise au cours de ses investigations. Dans une interview avec le CPJ, le colonel Aliou Ndiaye, porte-parole de la police nationale du Sénégal, a été prompt à écarter toute autre piste que celui d’un acte criminel banal. «Les faits dans cette affaire démontrent que c’était juste un cambriolage, car aucun des accusés n’a jamais cité le nom d’un commanditaire aux autorités policières ou judiciaires », a-t-il dit. Il a ajouté que l’affaire était close et que «le travail de la police ne consistait pas vérifier l’ordinateur du journaliste, mais à le trouver et le rendre ».
Ce cambriolage n’aurait peut-être pas éveillé des soupçons si M. Coulibaly n’était pas un détracteur du gouvernement dont le travail d’investigation a plusieurs fois impliqué l’élite dirigeante sénégalaise dans des scandales de corruption très médiatisés. En effet, M. Coulibaly fait face à de multiples poursuites pénales pour diffamation intentées par de hauts fonctionnaires sénégalais et il a déjà fait appel de deux condamnations à des peines de prison avec sursis. Commentant l’issue de l’enquête sur le cambriolage à son domicile, ce journaliste a qualifié la justice sénégalaise de « corrompue et de désorganisée», ce qui a été catégoriquement rejeté par le Haut Commissaire sénégalais aux droits de l’homme, Mame Bassine Niang. «La justice sénégalaise est indépendante et professionnelle. En tant que première avocate au Sénégal, je n’ai aucun doute à ce sujet », a-t-elle déclaré au CPJ. « Le président Wade a beaucoup de respect pour les journalistes et le gouvernement ne s’implique pas dans les affaires portées devant la justice », a-t-elle ajouté.
Pourtant, le président Wade, un avocat de carrière, a clairement usé de son pouvoir pour intervenir de façon décisive dans une affaire où son ancien ministre de l’Artisanat et des Transports aériens et chargé de la propagande du Parti démocratique sénégalais (PDS) au pouvoir, Farba Senghor, a été identifié comme étant le commanditaire du saccage le 17 août 2008 de deux journaux, notamment L’As et 24 Heures Chrono, qui l’avaient critiqué. Parmi les assaillants arrêtés par la police, figuraient un chauffeur et des gardes du corps de M. Senghor, mais le procureur de la République, Ousmane Diagne, avait déclaré dans une interview à l’époque que seul le président Wade pouvait « autoriser » des poursuites pénales contre un ministre qui est couvert par l’immunité. Le président sénégalais a finalement limogé M. Senghor du gouvernement, uniquement pour dicter les conditions dans lesquelles M. Senghor ferait face à la justice. Dans une interview, le président Wade a indiqué qu’il considère M. Senghor comme «un fils», ajoutant: « Je ne peux cependant pas paralyser le cours de la justice ». Dans une déclaration ultérieure qui peut pousser bon nombre d’individus à s’interroger sur l’indépendance du pouvoir judiciaire du pouvoir exécutif au Sénégal, le président Wade a dit : «Nous allons le juger à [la Haute Cour de justice, une juridiction pour les fonctionnaires sous l’autorité du Parlement contrôlée par le PDS] ». Mais, près de trois ans après, M. Senghor n’a toujours pas été auditionné par la Haute Cour et il mène les campagnes politiques du président Wade dans la perspective des élections présidentielles de 2012. Pendant ce temps, les auteurs des attaques contre L’As et 24 Heures Chrono jouissent d’une liberté totale, puisqu’ils ont été graciés par le président peu après avoir été condamnés à des peines de prison.
Reportage depuis Dakar, avec Nassirou Diallo à New York.