Le 9 mai 2011
Son Excellence Alassane Dramane Ouattara
Président de la République de Côte d’Ivoire
Abidjan, Côte d’Ivoire
Fax
Cher Monsieur le Président Ouattara:
Nous vous écrivons pour vous demander de soutenir la liberté de la presse, maintenant que vous avez pris fonction en Côte d’Ivoire. Nous vous exhortons également à veiller à ce que les journalistes et les médias proches de l’ancien président Laurent Gbagbo aient la liberté de rendre compte de l’actualité et d’exprimer leurs opinions sans crainte de représailles. Finalement, nous vous demandons de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire toute la lumière sur l’enlèvement en 2004 du journaliste franco-canadien, Guy-André Kieffer.
Dans une interview avec le CPJ le 15 avril courant, des représentants de votre administration ont affirmé que votre gouvernement ne persécutait et ne persécuterait aucun journaliste, y compris ceux des médias qui ont soutenu l’ancien président Gbagbo. « Nous ferons tout pour qu’ils ne rencontrent aucun problème», a déclaré au CPJ l’ambassadeur de la Côte d’Ivoire en France, Ally Coulibaly. Une manière de prouver au monde que votre administration est déterminée à consolider la liberté de la presse serait de demander des comptes à tous ceux qui, sous vautre haute autorité, s’attaquent aux médias qui ont soutenu votre ancien rival.
Cependant, depuis votre avènement au pouvoir le 11 avril, certains médias qui étaient favorables à Gbagbo ont été les victimes d’attaques ciblées. Le 22 avril, des incendiaires non identifiés ont brûlé l’imprimerie de La Refondation, un groupe de presse éditeur du quotidien pro-Gbagbo Notre Voie, selon la Fondation des médias de l’Afrique de l’Ouest, une organisation de défense de la liberté de la presse basée au Ghana. De plus, une équipe de journalistes qui était venue constater les dégâts au groupe La Refondation le 28 avril a été vidée des lieux par des agents des Forces républicaines de Côte-d’Ivoire (FRCI), selon le Groupe des éditeurs de presse de Côte-d’Ivoire (GEPCI). L’un des agents aurait même tiré en l’air pour disperser les journalistes, selon le GEPCI. Les forces républicaines exigeraient aussi un laissez-passer de votre quartier général pour accéder aux locaux de La Refondation, selon des journalistes locaux. En outre, les studios de deux autres journaux pro-Gbagbo, Le Quotidien d’Abidjan et Le Temps, ainsi que l’Agence de presse ivoirienne (API) contrôlée par l’Etat, ont également été détruits, selon le Comité ivoirien pour la protection des journalistes (CIPJ), une organisation locale de défense de la liberté de presse.
De plus, des journalistes de Notre Voie et du Temps et d’autres organes de presse jugés comme favorables à Gbagbo comme Le Nouveau Courrier et Fraternité Matin, sont entrés dans la clandestinité après avoir fait état de menaces de mort anonymes. Le 15 avril par exemple, des journalistes du Temps et du Nouveau Courrier ont reçu un courriel anonyme avec comme objet : « Vos jours sont comptés ». Dans le courriel, dont une copie a été obtenue par le CPJ, nous pouvions lire entre autres : « Vous, les journalistes de Gbagbo, vous allez voir, on va vous poursuivre […] Il n’y aura plus de la liberté de presse ici en Côte-d’Ivoire, on va tous vous tuer vous les asticots de Gbagbo ». Ces menaces ont incité Le Temps, dans un éditorial posté sur son site Web, à accuser le gouvernement d’avoir dressé une présumée liste noire de 17 journalistes à éliminer.
Dans une interview avec le CPJ, l’un de vos porte-parole, Amadou Coulibaly, a nié ces accusations, les qualifiant de « fantaisies ». Il a nié toute implication du gouvernement. « Il n’y a jamais eu de liste, jamais », a-t-il martelé.
Toutefois, nous sommes troublés par les propos de Jean Soro, animateur à la Radio Côte d’Ivoire, contrôlée par votre administration, au cours d’une émission interactive le 17 avril. Après qu’un auditeur a souligné que Le Nouveau Courrier était un exemple de journal pro-Gbagbo qui aurait prétendument incité à la haine, Jean Soro a déclaré à l’antenne que le compte de tous ceux qui sympathisaient avec Gbagbo serait réglé, selon des journalistes locaux. De tels propos contredisent vos propres déclarations publiques incitant vos partisans à ne pas chercher à se venger.
Par ailleurs, l’ambassadeur de la Côte d’Ivoire en France, Ally Coulibaly a promis le 13 avril que le gouvernement ferait tout en son pouvoir pour faire toute la lumière sur la disparition du journaliste Guy-André Kieffer. Nous vous exhortons ainsi à veiller à ce que cette promesse devienne réalité. M. Kieffer a disparu après avoir été enlevé en avril 2004 à Abidjan alors qu’il enquêtait sur des allégations de corruption dans l’industrie du cacao.
Monsieur le président, votre porte-parole Amadou Coulibaly, s’adressant au CPJ en avril, a rejeté toute allégation selon laquelle le gouvernement persécutait les journalistes. « Rien n’est organisé pour traquer les journalistes », a-t-il dit, qualifiant les attaques contre les médias de « pillage économique plutôt que d’actes de répression ». Toutefois, nous pensons que certaines de ces attaques sont politiquement motivées et que certains de vos partisans et les forces de sécurité sous votre contrôle se vengent de vos détracteurs dans la presse. Il est donc essentiel de demander des comptes à ceux qui sont sous votre autorité.
Dans l’intérêt de l’esprit de paix, de démocratie et de réconciliation nationale que vous avez prôné, nous vous demandons de veiller à ce que tous les journalistes, quelque soit leurs tendances politiques, puissent s’exprimer librement sans crainte de représailles. Nous vous exhortons donc à responsabiliser et à demander des comptes aux membres de votre administration et aux forces de sécurité impliqués dans des exactions contre la presse.
Merci de l’attention que vous prêtez à cette question importante. Nous sommes impatients de recevoir votre réponse.
Veuillez agréer, Monsieur le président, l’expression de nos sentiments distingués.
Joël Simon
Directeur exécutif