New York, le 30 mars 2004
Monsieur le Président de la République
Laurent Gbagbo
Présidence de la République
Palais de la Présidence
Abidjan, Côte d’Ivoire
Via facsimile: (225) 20 32 90 77
Monsieur le Président,
Le Committee to Protect Journalists (CPJ) est profondément troublé par la série d’agressions dont des journalistes ont été victimes de la part des forces de l’ordre durant les récentes manifestations d’opposants en Côte d’Ivoire. Plus d’une demi-douzaine de journalistes ivoiriens ont fait état d’agressions physiques par des membres des forces de l’ordre, tandis qu’un nombre de journalistes plus important encore a fait l’objet d’interpellations, d’intimidations ou d’autres formes de harcellements alors qu’ils couvraient ces manifestations.
Le 25 mars dernier, des milliers de manifestants ont protesté dans les rues d’Abidjan à l’appel de l’opposition. Le but de cette manifestation était de dénoncer la non-application d’une partie des dispositions des accords de paix de Marcoussis signés en janvier 2003 entre le Gouvernement et les rebelles, et en particulier le non-transfert de certains pouvoirs présidentiels vers d’autres autorités désignées. Cette manifestation, qui a causé la mort d’au moins 25 personnes, aurait été organisée dans le but « de saper les bases de l’Etat », selon des propos que vous attribue l’Agence France-Presse.
Voici quelques exemples de journalistes et collaborateurs de presse qui ont fait l’objet de harcellements de la part des forces de l’ordre au cours de cette manifestation :
- Dembélé Al Séni, Agbola Mesmer, Le Patriote. Al Séni et Mesmer, respectivement journaliste et photographe pour le journal privé d’opposition Le Patriote, ont été agressés tandis qu’ils couvraient la manifestation. Al Séni et Mesmer ont été arrêtés par la police alors qu’ils observaient les manifestants depuis le magasin d’une station service, selon Al Séni. Après que l’un et l’autre eurent décliné leur qualité de journaliste, ils ont été conduits au poste de police, puis sévèrement battus, avant d’être relâchés. Les deux hommes ont ensuite été soignés à l’hôpital. Ils n’ont pas été en mesure de reprendre leur travail.
- Kady Sidibé, Le Patriote. Sidibé, photographe pour Le Patriote, a été arrêtée par un membre de la Garde Républicaine tandis qu’elle couvrait la manifestation dans le quartier Treichville, dans le sud d’Abidjan. Elle a été battue après avoir décliné sa qualité de journaliste, puis conduite au poste de police où elle a été accusée, selon elle, d’être une rebelle, et menacée d’être violée et tuée. Elle a été détenue durant plusieurs heures avant d’être relâchée. Selon le rédacteur en chef du Patriote, l’appareil photo de Sidibé a été confisqué par la police. Il n’a pas été restitué à ce jour.
- Guira Safi, Soumahoro Vamara, Kone Malick, Le Libéral Nouveau. Safi, Vamara et Malick, respectivement correctrice, chauffeur et informaticien au quotidien d’opposition Le Libéral Nouveau, ont été violemment agressés par des gendarmes. Les trois hommes revenaient de leur travail et se rendaient à leur domicile lorsqu’ils ont été interpellés à un barrage et interrogés. Les officiers ont commencé à les frapper après que les journalistes eussent indiqué qu’ils travaillaient pour Le Libéral Nouveau. Safi et Vamara ont par la suite été conduits à l’hôpital, d’où ils ne sont sortis que le 28 mars. Ils n’ont pas été en mesure de reprendre leur travail.
- Habiba Dembélé, Dramé Lancine, TV2. Des Gardes Présidentiels présents à un barrage ont arrêté le véhicule à bord duquel se trouvaient Dembélé, journaliste à la télévision publique TV2, et Lancine, cameraman à la même télévision. Selon des sources locales, les Gardes Présidentiels avaient interpellé plusieurs manifestants et ont demandé aux journalistes d’arrêter de les filmer. Après que les journalistes eussent montré leurs cartes professionnelles aux Gardes Présidentiels, ceux-ci les ont menacés de violences physiques, indiquant qu’ils savaient où ils habitaient et qu’ils les tueraient. Les Gardes Présidentiels ont saisi le carnet de notes de Dembélé, de même que la caméra vidéo des journalistes et les clés de leur voiture. Ils ont demandé à Lancine d’effacer les images de sa cassette. Selon des sources locales, un officier de l’armée qui serait arrivé à ce moment serait intervenu et aurait demandé aux Gardes Présidentiels de restituer le carnet de notes, la caméra et les clés de voiture. Les journalistes ont ensuite été relâchés.
- Laurent Banga, Joseph Konan, TV2. Une autre équipe de TV2, composée du journaliste Banga et de son caméraman Konan, a été arrêtée et conduite au poste de police, où elle a été retenue durant plusieurs heures, avant d’être relâchée sans charge.
Il s’agit seulement de quelques uns des nombreux cas de journalistes qui ont affirmé avoir été physiquement attaqués, menacés, intimidés ou harcelés de différentes manières par les forces de sécurité ivoiriennes durant les événements de la semaine dernière. Dans la quasi-totalité des cas, les journalistes ont indiqué avoir été spécialement visés à cause de leur profession.
En plus des agressions physiques individuelles contre les journalistes, le CPJ déplore la censure de plusieurs stations de radio durant et après la manifestation.
Trois stations de radio étrangères RFI, la BBC et Africa N°1 ont été victimes d’interruptions inopinées des retransmissions FM à Abidjan, au milieu de la journée du 25 mars. Un porte-parole de RFI, cité par l’AFP, a indiqué le 25 mars que la coupure de l’antenne n’était pas due à des raisons techniques mais « sans doute volontaire », en raison du « contexte tendu » dans la ville.
Les émetteurs de ces trois stations de radio sont gérées par une entreprise locale, SITEL, et sont installés dans un même immeuble situé au coeur de la « zone rouge » qui entoure le palais présidentiel, périmètre que les forces gouvernementales ont déclaré zone interdite le 25 mars. Selon les sources du CPJ, des individus non identifiés ont délibérément déconnecté les émetteurs, sans pour autant dérober aucun matériel. Les équipes techniques n’étaient pas en mesure d’accéder au site jusqu’à lundi, étant donné le statut de zone interdite. Les émissions ont repris aux alentours de une heure du matin (heure locale) mardi. Aucune explication officielle n’a été donnée, en dépit des demandes des journalistes.
Le CPJ est très préoccupé par ces agressions contre les journalistes et par ce qui s’apparente à des actes de censure en Côte d’Ivoire. Les tensions récentes entre le parti pro-gouvernemental du Front Populaire Ivoirien et l’opposition, ainsi que les heurts violents entre les partisans de ces deux mouvances, ont créé un environnement de travail dangereux pour les médias.
En tant qu’organisation de journalistes dédiée à la défense de nos collègues dans le monde entier, nous estimons qu’il revient aux gouvernements de mettre en place les mesures appropriées afin de garantir que les journalistes puissent couvrir les affaires d’intérêt public dans des conditions de sécurité convenables. Il est particulièrement inconcevable que les forces de sécurité soient maintenant impliquées en toute impunité dans des actes de harcèlement à l’encontre de journalistes.
Nous vous prions, Monsieur le Président, d’instruire l’ensemble des forces de l’ordre afin que cesse immédiatement toute agression à l’encontre de journalistes, de faire en sorte que les membres des forces de l’ordre qui se sont rendus coupables d’agressions au cours de cette manifestation soient traduits en justice, et de veiller à ce que les journalistes soient en mesure de couvrir les actualités librement, sans crainte de représailles.
Nous vous prions également, Monsieur le Président, d’ouvrir une enquête afin de déterminer les raisons pour lesquelles la retransmission des émissions de RFI, de la BBC et d’Africa N°1 ont été interrompues pendant et après le manifestation du 25 mars.
Nous vous remercions, Monsieur le Président, pour l’attention que vous voudrez bien consacrer à cette lettre.
Dans l’attente de votre réponse, nous vous prions, Monsieur le Président, de bien vouloir agréer nos salutations les plus respectueuses.
Ann K. Cooper
DirectriceFIN