Le journaliste japonais Yuki Kitazumi, que l’on voit ici être conduit au poste de police de Yangon en février, faisait partie des dizaines de journalistes arrêtés suite à la répression des médias par l’armée de Myanmar après le coup d’État. Kitazumi a été inculpé de diffusion de fausses nouvelles, mais a été autorisé à retourner au Japon en mai. Le Myanmar est désormais le pays comptant le deuxième plus grand nombre de journalistes emprisonnés au monde après la Chine. (AP Photo)

Le nombre de journalistes derrière les barreaux atteint un record mondial

Le nombre de journalistes emprisonnés dans le monde a atteint un nouveau record en 2021. Invoquant les nouvelles lois sur la technologie et la sécurité, les régimes répressifs de l’Asie à l’Europe en passant par l’Afrique ont sévèrement réprimé la presse indépendante. Un rapport spécial du CPJ par la Directrice de la rédaction Arlene Getz.

Publié le 9 décembre 2021

NEW YORK

L’année a été particulièrement sombre pour les défenseurs de la liberté de la presse. Le recensement du CPJ de 2021 a révélé que le nombre de journalistes emprisonnés en raison de leur travail a atteint un nouveau record mondial de 293, contre un total révisé de 280 en 2020. Cette année, au moins 24 journalistes ont été tués à ce jour pour avoir couvert l’actualité ; 18 autres sont morts dans des circonstances trop troubles pour pouvoir déterminer s’ils étaient spécifiquement visés.

La Chine demeure le pays qui emprisonne le plus de journalistes au monde pour la troisième année consécutive, avec 50 journalistes derrière les barreaux. Le Myanmar s’est hissé au deuxième rang après la répression des médias qui a suivi le coup d’État militaire du 1er février. L’Égypte, le Vietnam et la Biélorussie, respectivement, complètent les cinq pays en tête de liste.

Les raisons de l’augmentation incessante du nombre de journalistes détenus – c’est la sixième année consécutive que le recensement du CPJ enregistre au moins 250 journalistes incarcérés – diffèrent d’un pays à l’autre. Mais toutes reflètent une tendance frappante : une intolérance croissante à l’égard des reportages indépendants. Les autocrates enhardis ignorent de plus en plus l’application régulière de la loi et bafouent les normes internationales pour se maintenir au pouvoir. Dans un monde préoccupé par la COVID-19 et qui tente de donner la priorité à des enjeux tels que le changement climatique, les gouvernements répressifs ont de toute évidence conscience que l’indignation du public suscitée par les violations des droits humains est émoussée et que les gouvernements démocratiques sont moins enclins à exercer des représailles politiques ou économiques. 

Il est vrai que certains pays inattendus ont échappé à la tendance qui consiste à mettre plus de journalistes en prison. La Turquie, autrefois pays qui emprisonnait le plus de journalistes au monde, occupe désormais le sixième rang dans le recensement du CPJ après avoir libéré 20 prisonniers au cours de la dernière année. Il en reste 18. La libération de 10 prisonniers par l’Arabie saoudite – qui en détient 14 après qu’aucun nouveau journaliste n’ait été comptabilisé lors du recensement de 2021 – a permis au pays de ne plus faire partie des cinq plus grands contrevenants.

Ceci dit, il serait naïf de considérer le nombre moins élevé de prisonniers comme un signe de changement de position à l’égard de la presse. Comme le CPJ l’a noté, la répression de la Turquie après une tentative de coup d’État ratée en 2016 a effectivement éradiqué les médias grand public du pays et a incité de nombreux journalistes à quitter la profession. Le nombre de détenus en Turquie diminue également, car le gouvernement permet à un plus grand nombre de journalistes d’attendre les résultats des procès ou des appels en liberté conditionnelle.

En Arabie saoudite, l’effet d’intimidation suscité par le meurtre et le démembrement effroyables de Jamal Khashoggi en 2018, ainsi que par les nombreuses nouvelles détentions en 2019, a sans doute été plus efficace pour réduire au silence de nombreux journalistes que n’importe quelle nouvelle vague d’arrestations. En outre, les dirigeants autoritaires trouvent toujours plus de moyens plus sophistiqués de bloquer les journalistes et les médias indépendants – notamment les coupures d’Internet et une surveillance accrue grâce à des logiciels espions de pointe – plutôt que de les garder derrière des barreaux. 

L’incarcération sans relâche des journalistes en Chine n’est pas nouvelle. Cependant, c’est la première fois que des journalistes détenus à Hong Kong figurent dans le recensement annuel du CPJ – résultat de la mise en œuvre de la Loi draconienne sur la sécurité nationale de 2020 imposée suite aux manifestations pro-démocratie historiques dans la ville.

Des exemplaires du journal Apple Daily sont aperçus dans les bureaux d’Apple Daily et de Next Media après la descente de police dans la salle de presse, à Hong Kong, le 17 juin 2021. (Reuters/Lam Yik)

Huit personnalités des médias hongkongais, dont Jimmy Lai, fondateur d’Apple Daily et de Next Digital, et lauréat du Prix Gwen Ifill 2021 pour la liberté de la presse du CPJ, ont été emprisonnées, portant ainsi un coup dur à la presse indépendante déjà en difficulté de la ville. Certaines risquent la prison à vie.

En Chine continentale, d’autres journalistes doivent faire face à une litanie d’obscures accusations orwelliennes. La journaliste indépendante Zhang Zhan, arrêtée en mai 2020 pour sa couverture critique de la réponse de la Chine à la pandémie de COVID-19, purge une peine de prison de quatre ans pour « avoir cherché des querelles et provoqué des troubles » – une accusation souvent utilisée pour cibler les critiques pacifiques du Parti communiste chinois au pouvoir. D’autres sont accusés de jouer « un double jeu », une expression sans fondement juridique suggérant une opposition subreptice au Parti communiste et souvent utilisée contre les journalistes ouïghours du Xinjiang.

La Chine a également ciblé des non-journalistes pour leurs liens ténus avec les médias, comme lorsqu’elle a arrêté 11 personnes ayant prétendument envoyé des documents à la société de média The Epoch Times affiliée au groupe spirituel Falun Gong. Les 11 ne sont pas répertoriés dans le recensement du CPJ parce que The Epoch Times a déclaré qu’ils n’étaient pas des journalistes, mais leur détention est un indicateur inquiétant des efforts de la Chine pour étouffer le discours des médias.

La police arrête la journaliste de Myanmar Now Kay Zon Nwe à Yangon, au Myanmar, le 27 février 2021, alors que des manifestants participaient à une manifestation contre le coup d’État militaire. (AFP/Ye Aung Thu)

Au Myanmar, où aucun journaliste n’était emprisonné au 1er décembre 2020, la répression de l’armée suite au coup d’État a donné lieu, 12 mois plus tard, à la détention de 26 journalistes. Cependant, la situation est encore plus grave que ce que n’indique ce total. De nombreux journalistes, parmi lesquels l’Américain Danny Fenster, ont été libérés avant la conduite du recensement après des mois de prison, et les recherches menées par le CPJ suggèrent que d’autres personnes n’ayant pas encore été identifiées comme journalistes pourraient se trouver en détention. En outre, un nombre inconnu de journalistes sont entrés dans la clandestinité ou en exil – leur départ ayant porté un coup dur aux progrès réalisés par les médias indépendants sous le gouvernement élu évincé.

L’Égypte s’est placée derrière le Myanmar au troisième rang des pays emprisonnant le plus de journalistes au monde, avec 25 détenus en 2021. Bien qu’en baisse par rapport à l’année dernière, les détentions actuelles sont emblématiques du mépris souvent flagrant du gouvernement d’Abdel Fattah el-Sissi à l’égard des lois de son pays.

Les autorités égyptiennes contournent régulièrement la législation limitant la détention provisoire des prisonniers à deux ans en rajoutant des chefs d’accusation supplémentaires pour prolonger cette période. Dans d’autres cas, elles imposent des conditions à la libération de ceux qui ont purgé leur peine.

Le photojournaliste égyptien et lauréat du Prix international de la liberté de la presse du CPJ, Mahmoud Abou Zeid, connu sous le nom de Shawkan, par exemple, a passé toutes les nuits en garde à vue depuis sa libération de la prison de Tora le 4 mars 2019. Libéré sous « observation policière », il doit se présenter à un poste de police tous les soirs pendant les cinq prochaines années. Tous les soirs, la police lui ordonne de passer la nuit dans une cellule de la station. Il est également interdit à Shawkan de gérer ses actifs financiers et ses biens pendant cinq ans.

Le journaliste éthiopien Dessu Dulla, qui travaille à l’Oromia News Network, est sur son téléphone portable devant le studio de la chaîne à Addis-Abeba, en Éthiopie, le 25 mai 2021. Dulla a été arrêté le 18 novembre 2021. (Reuters/Tiksa Negeri)

En Afrique subsaharienne, le plus grand revers pour la liberté de la presse est venu d’Éthiopie. En 2021, le gouvernement d’Abiy Ahmed, qui est devenu Premier ministre dans une période sans précédent de réformes en 2018, a été à l’origine de l’emprisonnement du deuxième plus grand nombre de journalistes en Afrique subsaharienne, après l’Érythrée.

De nombreux journalistes ont été arrêtés dans le pays depuis le début de la guerre civile entre les forces du gouvernement fédéral et les forces menées par le Front populaire de libération du Tigré (TPLF) il y a un an ; neuf journalistes étaient toujours détenus au 1er décembre. Six ont été arrêtés en novembre, période à laquelle le conflit s’est aggravé et le gouvernement a imposé des lois d’exception draconiennes. Le CPJ a documenté plusieurs autres violations de la liberté de la presse tout au long de l’année.

Katsiaryna Andreyeva (à droite) et Daria Chultsova se tiennent debout dans la cage réservée aux accusés lors d’une audience à Minsk, en Biélorussie, le 9 février 2021. Les deux journalistes biélorusses, qui travaillent pour la chaîne de télévision polonaise Belsat, sont accusées d’avoir coordonné des manifestations de masse en 2020 en diffusant des reportages en direct. (Reuters/Stringer)

Le leader biélorusse Aleksandr Loukachenko, quant à lui, a montré à quel point l’opinion publique l’indifférait et à quel point il tenait à rester au pouvoir en prenant des mesures extrêmes pour interpeler le journaliste Raman Pratasevich : le détournement scandaleux d’un vol civil de RyanAir pour faire descendre Pratasevich de l’avion.

La Biélorussie compte maintenant 19 journalistes derrière les barreaux, soit 10 de plus que l’année dernière et le nombre le plus élevé depuis que le CPJ a commencé à recueillir des données sur les journalistes emprisonnés en 1992.

L’un des ces détenus est Aliaksandr Ivulin, journaliste pour le site indépendant d’actualités sportives Tribuna. Alors qu’Ivulin encoure jusqu’à quatre ans de prison pour violation de l’ordre public, un de ses fans a été condamné à 14 jours de détention pour avoir porté un maillot de son club flanqué du numéro 25 lors d’un match au club de football local d’Ivulin. La raison ? C’est le numéro que portait Ivulin quand il jouait pour le club.

En cette année sombre pour la liberté d’expression, ce type d’intolérance laisse peu de place à l’espoir que le nombre de journalistes emprisonnés cesse de battre des records de sitôt.   

Autres constatations importantes :

·        Le CPJ a recensé 19 journalistes assassinés en représailles à leur travail au 1er décembre 2021, contre 22 au cours de toute l’année 2020. Trois autres ont été tués cette année alors qu’ils couvraient l’actualité dans des zones de conflit, et deux autres ont été tués pendant qu’ils couvraient des manifestations ou des confrontations de rue devenues mortelles.

·        Le Mexique est demeuré le pays le plus meurtrier de l’hémisphère occidental pour les journalistes. Trois journalistes ont été assassinés en représailles directes à leur travail ; le CPJ enquête actuellement sur les six autres assassinats pour déterminer s’ils étaient liés à leur profession de journaliste.

·       L’Inde enregistre le plus grand nombre de journalistes – quatre – ayant été assassinés en représailles à leur travail. Un cinquième a été tué alors qu’il couvrait une manifestation.

·        Six journalistes figurent dans le recensement carcéral pour l’Amérique latine : trois à Cuba, deux au Nicaragua et un au Brésil. Bien que ce nombre soit relativement faible, le CPJ a constaté un déclin inquiétant de la liberté de la presse dans la région.

·        Au moins 17 journalistes emprisonnés ont été accusés de cybercriminalité. Dans le pays ouest-africain du Bénin, deux d’entre eux ont été inculpés en vertu du code numérique du pays rédigé en termes généraux, qui autorise des poursuites pénales pour tout contenu publié ou diffusé en ligne, ce qui est considéré comme un obstacle majeur à la liberté de la presse.

·        Sur les 293 journalistes détenus, quarante – soit moins de 14 % – sont des femmes.

·        Aucun journaliste n’a été emprisonné en Amérique du Nord à la date du recensement. Cependant, le U.S. Press Freedom Tracker, partenaire du CPJ, a enregistré 56 arrestations et détentions de journalistes à travers les États-Unis en 2021. Quatre-vingt-six pour cent d’entre elles ont eu lieu pendant des manifestations. Au Canada, deux journalistes arrêtés alors qu’ils couvraient une manifestation sur les droits fonciers dans le nord de la Colombie-Britannique ont passé trois nuits en détention avant qu’un tribunal n’ordonne leur remise en liberté conditionnelle.

Méthodologie

Le recensement carcéral comptabilise uniquement les journalistes détenus par les gouvernements et non pas ceux qui ont disparu ou qui sont détenus par des acteurs non-étatiques. Ceux-ci sont classés dans les catégories « disparus » ou « enlevés ».

Le CPJ définit les journalistes comme des personnes qui couvrent l’actualité ou commentent les affaires publiques dans les médias, y compris la presse écrite, la photographie, la radio, la télévision et en ligne. Dans son recensement carcéral annuel, le CPJ comptabilise uniquement les journalistes dont il a pu établir qu’ils ont été emprisonnés à cause de leur travail.

La liste du CPJ donne un aperçu instantané des personnes incarcérées au 1er décembre 2021 à 00h01. Elle ne répertorie pas les nombreux journalistes emprisonnés et libérés au cours de l’année ; des informations concernant ces affaires sont disponibles sur le site http://cpj.org. Les journalistes restent sur la liste du CPJ jusqu’à ce que l’organisation détermine avec suffisamment de certitude qu’ils ont été libérés ou qu’ils sont morts en détention.

Arlene Getz est directrice de la rédaction du Comité pour la protection des journalistes. Désormais basée à New York, elle a travaillé en Afrique, en Europe, en Asie et au Moyen-Orient en tant que correspondante étrangère, rédactrice en chef et directrice de la rédaction pour Reuters, CNN et Newsweek.