Le chemin vers la justice

Encadré : Faire augmenter le coût de l’impunité, au nom de Magnitsky

Sergueï Magnitsky, 37 ans, avocat et conseiller fiscal russe, est décédé en novembre 2009 après avoir passé plusieurs mois dans la prison de la Boutyrka à Moscou, connue pour ses conditions très difficiles. Un rapport indépendant de la Moscow Pub¬lic Over¬sight Com¬mis¬sion, une ONG russe qui surveille le respect des droits de l’homme dans les centres de détention, a conclu que Magnitsky avait été détenu dans d’atroces conditions et qu’il n’avait pas reçu de traitement pour des problèmes médicaux graves. Avant son arrestation pour fraude en 2008, Magnitsky avait dévoilé au grand jour la corruption à grande échelle de fonctionnaires russes.

En 2009, la mort en prison de l'avocat russe Sergei Magnitsky, qu'on voit sur la gauche, a déclenché une campagne lancée par son ami, William Browder, à droite sur la photo.  La loi qui en est résulté, la Loi Sergei Magnitsky sur l'état de droit et la responsabilité, exige que le gouvernement des États-Unis refuse des visas et gèle les avoirs des particuliers considérés comme coupables de la mort de Magnitsky.  (À gauche : AP/Alexander Zemlianichenko. À droite : AP/Virginia Mayo)
En 2009, la mort en prison de l’avocat russe Sergei Magnitsky, qu’on voit sur la gauche, a déclenché une campagne lancée par son ami, William Browder, à droite sur la photo. La loi qui en est résulté, la Loi Sergei Magnitsky sur l’état de droit et la responsabilité, exige que le gouvernement des États-Unis refuse des visas et gèle les avoirs des particuliers considérés comme coupables de la mort de Magnitsky. (À gauche : AP/Alexander Zemlianichenko. À droite : AP/Virginia Mayo)

William Browder, co-fondateur et PDG de la société mondiale d’investissement Hermitage Capital Management, a lancé une campagne intense pour obtenir justice dans la mort de son ami et avocat. Fruit de cette campagne, la loi de 2012 sur la responsabilité en matière d’État de droit concernant Sergueï Magnitsky exige du Gouvernement américain de geler les actifs des individus responsables de la disparition de Magnitsky et de ne pas leur octroyer de visa. Ceux qui se rendent coupables de « violations flagrantes » à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme et d’autres dénonciateurs d’abus sont aussi sujets à de telles sanctions.

Cette loi a indigné la Russie, qui a riposté en interdisant les adoptions d’enfants russes par des américains et en imposant sa propre interdiction de visa pour des personnalités américaines qui se seraient rendues coupables de violations des droits de l’homme, notamment deux commandants de la baie de Guantánamo. Les détracteurs dans les deux pays affirment que ces mesures constituent une nouvelle forme de liste noire, ouvrant la voie à la prévalence des intérêts personnels sur le respect du droit au nom des droits de l’homme. D’après un sondage de 2012, les partisans de cette loi, qui comptent une partie du public russe, la considèrent comme un moyen d’obliger les personnalités puissantes russes à rendre des comptes.

Plus de vingt-cinq personnes composent maintenant sur la « liste Magnitsky », dont notamment deux désignées en lien à l’assassinat en 2004 du journaliste de Forbes Paul Klebnikov. Actuellement, le Congrès américain examine la Loi mondiale sur la transparence en matière de droits de l’homme. Si cette loi mondiale est adoptée, les mesures de la loi Magnitsky pourraient s’appliquer à n’importe quel pays. La pression monte pour faire adopter une législation similaire en Europe.

Le CPJ s’est entretenu avec Browder, qui est convaincu que cette approche peut être utilisée pour aider à faire augmenter le coût de l’impunité de ceux qui attaquent des journalistes.

Elisabeth Witchel : Que s’est-il passé lorsque vous avez commencé à poser des questions et à chercher à obtenir justice pour la mort de Sergueï Magnitsky en Russie ?

William Browder : Le Gouvernement russe a fait bloc pour protéger toutes les personnes impliquées dans la torture et la mort de Sergueï ainsi que les crimes qu’il avait mis à jour. Il a exonéré tous les individus impliqués et promu plusieurs des principaux complices, et il a même donné à certains d’entre eux des distinctions honorifiques spéciales.

EW : Quand êtes-vous arrivé à la conclusion qu’il vous faudrait chercher la justice en dehors de la Russie ?

WB : C’est devenu assez évident au bout d’un ou deux mois. Les choses ont pris un tournant six semaines après son meurtre. La Moscow Pub¬lic Over¬sight Com¬mis¬sion a conclu que Sergueï avait été arrêté à tort et torturé pendant sa détention. Elle a publié un rapport détaillé qu’elle a envoyé au Ministre de la Justice et au Ministre de l’Intérieur russes. Les semaines ont passé, sans aucune réponse de leur part. Il y avait assez de preuves pour engager des poursuites, mais aucune intention de faire quoi que ce soit.

EW : Où vous êtes-vous tourné d’abord ?

WB : Les organisations de protection des droits de l’homme m’ont conseillé d’aller voir le Département d’État [américain] et l’Union européenne. Tout le monde compatissait, mais personne ne voulait agir ; ils étaient prêts à faire une déclaration, tout au plus.

EW : La loi Magnitsky sanctionne les individus responsables de la mort de Magnitsky. Comment en êtes-vous venu à décider de cette approche ? Y avait-il un précédent ?

WB : Nous avons recherché quel processus apportait un semblant de justice et que l’occident avait les capacités d’adopter, d’où les sanctions sur l’octroi de visas et le gel des actifs. C’est vraiment une mesure sans précédent. Les États-Unis et l’Europe ont déjà sanctionné des régimes hostiles comme l’Iran et le Bélarus, mais ils n’avaient jamais émis de sanctions contre des pays avec lesquels les relations sont normales, comme la Russie.

EW : Quelles ont été les réactions à cette idée ?

WB : Lorsque je l’ai proposée au Département d’État [américain] en avril 2010, ils m’ont presque ri au nez en me raccompagnant vers la sortie. Ils étaient tellement occupés à « réinitialiser » les relations avec la Russie qu’ils ne voulaient rien avoir à faire avec un gars qui appelait à des sanctions pour le meurtre de son avocat.

EW : Qu’est-ce qui a changé ?

WB : J’ai eu l’opportunité de soulever cette affaire par le biais de la branche [américaine] législative. Je suis allé voir le Sénateur Ben Cardin du Maryland, qui s’était investi dans les droits de l’homme par son travail avec la Commission d’Helsinki. Il a analysé les preuves puis il a publié sur le site Web américain de la Commission d’Helsinki une liste des 60 fonctionnaires russes qui selon lui devraient être soumis à des sanctions sur l’octroi de leurs visas. Cela a déclenché une réaction en chaîne, qui a finalement mené à la loi Magnitsky.

EW : À qui s’applique cette loi ?

WB : Au début, elle sanctionnait n’importe qui ayant pris part à l’arrestation arbitraire de Sergueï Magnitsky, à sa torture, et à sa mort. Cela a fait des étincelles à Moscou. Après la publication de la liste, beaucoup d’autres victimes se sont manifestées. Après avoir entendu toutes ces voix, Cardin a ajouté 65 mots à la proposition de loi pour y inclure tous les autres violateurs des droits de l’homme en Russie.

EW : Quel a été son impact jusqu’à présent ?

WB : Il y a maintenant 30 personnes sur la liste, et je m’attends à ce que beaucoup plus de noms y soient ajoutés dans le futur. Une loi fédérale qui pénalisera les violateurs russes des droits de l’homme est en place. Il y a aussi une loi Magnitsky mondiale qui est en train d’être examinée au Congrès et qui mettrait cela en place dans d’autres pays. Je suis convaincu que cela deviendra la nouvelle technologie permettant de traiter les violations des droits de l’homme. Nous vivons dans un monde différent d’il y a une trentaine d’années, quand les Khmer rouges restaient au Cambodge. Maintenant, les violateurs des droits de l’homme voyagent ; les criminels aiment garder leur argent dans des pays plus sûrs. Les en empêcher est une manière de les punir. Il n’y a pas de raison pour que vous soyez coupable de violations des droits de l’homme dans votre pays et que vous puissiez vivre dans une belle maison à côté de Hyde Park [au centre de Londres].

Lorsque cet outil sera mis en œuvre à grande échelle, il pourra être utilisé de manière à permettre à un État d’entretenir des relations diplomatiques avec un pays, tout en punissant en même temps les violateurs individuels des droits de l’homme. Nous espérons que cela deviendra une pratique courante ; si les gouvernements commencent à sanctionner de manière routinière les individus responsables de violations des droits de l’homme, les criminels commenceront à se demander si cela en vaut la peine.

EW : Les détracteurs de la loi Magnitsky affirment que c’est un sentier dangereux, qui ouvre la porte aux abus et qui peut être utilisé à des fins personnelles. Est-ce le cas ?

WB : Pas du tout. Les sanctions ne sont pas déterminées par des gens comme moi, mais par des preuves documentées qui sont examinées par le Département d’État américain et le Trésor. Le Gouvernement américain ne sanctionnera personne sans être d’abord convaincu que les preuves sont admissibles devant les tribunaux. D’après notre expérience, la barre est extrêmement haute pour faire ajouter un nom sur la liste Magnitsky, surtout parce que la procédure est tellement rigoureuse et équitable.

EW : Comment les défenseurs des droits de l’homme peuvent-ils se servir de cet outil contre l’impunité dans les meurtres de journalistes ? Comment peuvent-ils par exemple faire ajouter un nom ?

WB : Le Gouvernement [américain] ajoute les noms, mais la société civile peut contribuer en rassemblant des preuves et de la documentation contre les auteurs de violations et faire assez de bruit pour obtenir l’attention du Gouvernement. Ces sanctions ne constituent peut-être pas une vraie justice pour des crimes comme la torture et le meurtre, mais c’est déjà bien mieux que l’impunité absolue, que l’on retrouve plus ou moins partout actuellement.

Conclusion >>

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