Borja Bergareche et Jean-Paul Marthoz / CPJ Europe avec le personnel du programme d’Asie centrale
La tendance du Maroc d’utiliser les accusations de terrorisme contre des journalistes et des organes de presse, qui effectuent des reportages sur des groupes extrémistes, s’est propagée à l’Espagne, où, à la demande du gouvernement marocain, les autorités espagnoles enquêtent sur le journal El País et sur l’un de ses journalistes..
A la suite de la plainte déposée le 20 décembre dernier par le Premier ministre marocain, le procureur général espagnol a ouvert une enquête contre El País et contre Ignacio Cembrero, son ancien correspondant au Maghreb. Le gouvernement marocain accuse le journal espagnol d’incitation au terrorisme. En cause, un blog posté par Cembrero, et publié sur le site d’El País en Septembre 2013, avec un lien qui mène à une vidéo sur le Maroc. La vidéo aurait soi-disant été mise en ligne par la branche maghrébine d’Al-Qaïda.
Le bureau du procureur de la République et le porte-parole du journal espagnol El País ont déclaré au CPJ que le 20 Mars, le bureau du procureur de la Audiencia Nacional, le tribunal pénal central espagnol, avait diligenté une enquête, contacté El País, et requis des informations sur le lien. Pedro Zuazua, directeur des communications pour El País, a déclaré au CPJ que le journal s’est conformée à la demande et qu’il attend une copie des charges, et de connaitre la décision du juge d’instruction de donner suite à la plainte, ou de la rejeter, «Il est évident que le journal El País n’a pas aidé Al-Qaïda, et que nous n’avons jamais agi dans un but propagandiste quelconque. Nous avons simplement transmis des informations authentiques, dans l’intérêt du public”, a déclaré Zuazua.
Selon l’Agence France-Presse, .les allégations contre le journal espagnol, surviennent à la veille de la première visite officielle du Secrétaire d’Etat américain John Kerry, au Maroc, “un pays considéré comme un allié important des États-Unis dans la lutte contre l’idéologie islamiste radicale.”
Le 17 septembre 2013, les autorités marocaines ont annoncé leur intention de porter plainte contre El País, le jour même où Ali Anouzla, le rédacteur en chef de l’édition arabe du site web Lakome, était arrêté en connexion avec cette affaire. Un article, publié par Lakome, portant sur le terrorisme et la corruption au Maroc, renvoyait à la vidéo ainsi qu’au lien vers le post de Cembrero sur son blog, Orilla Sur. En retour, le blog référait à la vidéo sur YouTube, sous le titre “Le Maroc, royaume de la corruption et du despotisme.” Selon Cembrero et Lakome, la vidéo montre Abdelamalek Droukdal, un leader de la branche maghrébine Al-Qaïda, exhorter de jeunes Marocains à rejoindre leurs rangs, plutôt que de “migrer vers l’Espagne dans une patera », une référence aux petits bateaux à moteur utilisés par les migrants pour franchir le détroit de Gibraltar.
La vidéo dure 41 minutes et avait auparavant, été largement commentée dans les médias marocains. Elle a provoqué l’inquiétude des autorités du pays, qui la considèrent comme étant la première vidéo directement adressée par la branche maghrébine d’Al-Quaida, à la société marocaine. Lakome et Cembrero l’ont tous deux, qualifiée d’outil de propagande, et le 17 septembre, El País a supprimé le lien de son site web. Selon Lakome, la vidéo a par la suite, et à la demande des autorités marocaines, été supprimée par YouTube. Selon des sources provenant des nouvelles locales, YouTube a déclaré que la vidéo avait été effacée, car elle était en violation de la politique de l’entreprise, sur la violence. Néanmoins, les autorités marocaines continuent leurs poursuites pénales contre les deux journalistes et leurs publications.
“La vidéo attribuée à Al-Qaïda au Maghreb islamique, est restée visibles sur plusieurs sites internet, y compris sur de nombreux sites anglophones spécialisés dans le terrorisme. Pourtant, le Maroc ne les as pas poursuivis,” a déclaré Cembrero au CPJ. Le journaliste vétéran est l’un des correspondants au Maghreb qui compte parmi les plus respectés d’Europe, Cependant, le 5 Février, le journal lui a annoncé qu’il ne couvrirait plus l’Afrique du Nord. Il a été réaffecté à la section des chroniques du dimanche. “Je ne peux pas le prouver, mais il ne fait aucun doute dans mon esprit que la décision du journal de me transférer est directement liée à la plainte du Maroc”, a-t-il déclaré au CPJ.
El País a démenti cette affirmation. “Nos journalistes sont souvent déplacés d’un bureau à l’autre, et ces mouvements suivent des décisions de gestion interne, et ne sont guidées par aucun autre motif, que des motifs journalistiques”, a déclaré Zuazua au CPJ.
Anouzla a été libéré sous caution le 25 Octobre, à la suite des appels a sa libération, lancés par les associations des droits de l’homme et de la liberté de la presse, y compris par le CPJ. Il est en attente de son procès, qui débutera le 20 mai. Selon le bureau du procureur marocain, il va devoir répondre aux accusations «d’apologie d’actes menant à des actions terroristes » ainsi que ” d’assistance aux auteurs et complices d’actes de terrorisme. »
L’édition française de Lakome et l’édition arabe ont publié, le même jour, un article qui incluait un lien direct vers la vidéo postée sur YouTube. Le site est édité par Aboubakr Jamaï un journaliste basé en Allemagne, qui a reçu en 2003, le Prix international de la liberté de la presse décerné par le CPJ. Jamai a déclaré au CPJ qu’il n’a fait l’objet d’aucune accusation officielle, ni d’aucun harcèlement, suite de la publication de cet article. Il a toutefois exprimé sa vive préoccupation quant aux conséquences de la plainte lancée par la justice marocaine à Madrid.
“La décision du procureur espagnol d’ouvrir une enquête doit être dénoncée, car elle va pousser le gouvernement marocain contre Anouzla. La décision du procureur est problématique, car il s’agit d’une décision ad hoc. Il y a d’innombrables vidéos d’Al-Qaïda publiées en Espagne sans que le gouvernement espagnol ne poursuive ou n’ait jamais poursuivi qui que ce soit, ” a déclaré Jamai au CPJ.
Les recherches du CPJ démontrent que le gouvernement marocain vise les journalistes et les organes de presse qui couvrent de façon critique des sujets tabous , tels que la santé du roi ou la famille royale .L’utilisation de lois anti-terroristes de 2003 dans l’affaire contre Anouzla est une tactique bien connue, utilisée par les gouvernements qui tentent d’étouffer la critique dans les médias. Le CPJ a constaté une hausse significative d’emprisonnements de journalistes depuis 2000, soit un an avant que les attentats terroristes du 11 Septembre aux États-Unis entretiennent l’expansion des lois anti-terroristes et les lois sur la sécurité nationale, dans le monde entier.
” Le gouvernement marocain est très conscient de sa réputation internationale et il est un habile tacticien lorsqu’il s’agit de relations publiques. Il préfère dissimuler la terrible réalité qui est que la liberté de la presse a perdu du terrain au cours de ces 10 dernières années,” a déclaré Kamel Labidi, journaliste tunisien indépendant, et ancien consultant du CPJ. « Mais il a aussi besoin de prouver que le cas Anouzla n’est pas un cas isolé et qu’il prend la menace du terrorisme très au sérieux, même si cela implique de prendre des mesures contre un journal très respecté comme El País,” a-t-il ajouté.
Dans son recensement annuel effectué le 1er Décembre 2013, le CPJ a répertorié 211 journalistes emprisonnés -c’est la deuxième pire année répertoriée-, dont 124 ont ont été emprisonnés dans le cadre de la lutte anti-terroriste ou d’autres charges contre l’État. L’année précédente, lorsque le nombre de journalistes emprisonnés avait atteint le chiffre record de 232 cas, 132 étaient emprisonnés pour de telles charges. Selon l’analyse du CPJ, les gouvernements exploitent ces lois pour mieux réduire au silence les journalistes qui couvrent des sujets sensibles tels que les insurrections, l’opposition politique, la corruption, et les minorités ethniques.
Note de l’éditeur : Borja Bergareche est correspondent pour le journal espagnol ABC, le concurrent d’ El País.