Ceux qui censurent l’Internet le plus au monde utilisent un éventail de tactiques, certaines reflétant des niveaux étonnants de sophistication, d’autres rappelant des techniques de la vieille école. Des attaques de haut niveau par maliciel en Chine aux emprisonnements de bloggeurs par la force en Syrie, ce n’est peut-être que l’aube de l’oppression en ligne, souligne le CPJ dans un rapport spécial élaboré par Danny O’Brien.
Publié le 2 mai 2011
Cette année, les journalistes qui rendent compte de l’actualité dans les pays en proie à des troubles à travers le Net et d’autres outils numériques ont propulsé des changements radicaux en toute confiance de l’Internet. Le blogage, le partage de vidéos, la messagerie texte et la retransmission en direct sur téléphones portables ont fourni par exemple des images inédites sur les soulèvements populaires à la place centrale du Caire, au boulevard principal de Tunis ainsi que dans le reste du monde.
Cependant, pour chaque technologie utilisée pour rapporter l’actualité, un outil adapté à été déployé pour censurer les informations. La plupart des tactiques utilisées par les oppresseurs révèlent une sophistication croissante, notamment le piratage des ordinateurs personnels des journalistes soutenu par l’État en Chine et les cyber-attaques soigneusement planifiées contre certains sites d’information en ligne en Biélorussie. D’autres outils dans l’arsenal des oppresseurs sont aussi anciens que la presse elle-même, notamment l’emprisonnement des écrivains en ligne en Syrie et le recours à la violence contre des bloggeurs en Russie.
Pour marquer la Journée mondiale de la liberté de la presse, le 3 mai, le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) a examiné les dix stratégies d’oppression en ligne en vigueur à travers le monde et les principaux pays qui les utilisent. Le plus surprenant au sujet de ces oppresseurs n’est pas leur nature, étant donné qu’ils sont tous des pays qui pratiquent la répression depuis longtemps, mais plutôt la rapidité avec laquelle ils ont adapté les vieilles stratégies au monde en ligne.
Dans deux pays cités dans ce rapport, l’Egypte et la Tunisie, les régimes ont changé, mais leurs successeurs n’ont pas catégoriquement rompu avec les vieilles pratiques répressives. Les tactiques d’autres nations, comme l’Iran, qui utilise des outils sophistiqués pour détruire la technologie anti-censure, et l’Éthiopie, qui exerce un contrôle monopolistique sur l’Internet, sont observées et imitées par d’autres régimes répressifs à travers le monde.
Voici les dix outils courants de répression en ligne :
LE BLOCAGE D’INTERNET
Principal pays: L’Iran
De nombreux pays censurent les sources d’information en ligne, en utilisant des fournisseurs locaux de services Internet et des cyber passerelles internationales pour imposer des listes noires de sites web et empêcher les citoyens d’utiliser certains mots clés. Depuis l’élection présidentielle contestée de 2009, cependant, l’Iran a mis en place des systèmes de blocage d’Internet qui sont davantage sophistiqués. Le pays a également accru ses efforts en vue de détruire les outils qui permettent aux journalistes de diffuser du contenu en ligne ou d’y accéder ou. En janvier 2011, les concepteurs de Tor, un outil de connexion anonyme qui permet de contourner la censure sur Internet, ont détecté que le pays utilisait de nouvelles techniques très avancées afin d’identifier et de désactiver les logiciels anti-censure. En octobre, le bloggeur Hossein Ronaghi Maleki a été condamné à 15 ans de prison pour avoir prétendument élaboré et utilisé des logiciels anti-filtrage et hébergé d’autres blogueurs iraniens. Le traitement des journalistes par le gouvernement iranien est parmi les pires au monde. En 2010, l’Iran et la Chine étaient en tête de la liste du CPJ qui recense les pays qui emprisonnent le plus de journalistes au monde, avec 34 détenus chacun. Mais en investissant dans les nouvelles technologies pour bloquer le Net et persécutant activement ceux qui contournent ces restrictions, l’Iran a placé la barre plus haut à travers le monde.
Tactiques utilisées
> Un éventail de tactiques répressives
> Le pays qui emprisonne le plus de journalistes au monde
LA CENSURE DE PRECISION
Principal pays: La Biélorussie
Le filtrage permanent des sites web populaires encourage souvent les utilisateurs à trouver des moyens de contourner la censure. Par conséquent, bon nombre de régimes répressifs n’attaquent les sites web qu’à des moments stratégiquement vitaux. En Biélorussie, l’organe d’information en ligne de l’opposition, Charter 97, prédisait que son site serait désactivé lors de l’élection présidentielle de décembre. Il l’a été en effet: le jour des élections, le site a été atteint par une attaque par déni de service ou DOS. Une attaque DOS empêche un site Web de fonctionner normalement en submergeant son serveur hôte de demandes de communications externes. Selon des sources locales, les utilisateurs du FSI national biélorusse qui essayaient de visiter Charter 97 ont été séparément redirigés vers un faux site créé par un inconnu. L’élection, qui s’est tenue sans le contrôle d’organes critiques comme Charter 97, a été entachée par des pratiques secrètes de dépouillement, selon des observateurs internationaux. Les attaques contre Charter 97 ne se limitaient pas seulement à ces mesures technologiques: les bureaux du site ont été attaqués à la veille de l’élection, et ses journalistes ont été bastonnées, arrêtés et menacés. En septembre 2010, le fondateur dudit site, Aleh Byabenin, a été retrouvé pendu dans des circonstances suspectes.
Tactiques utilisées
> Le blocage de sites durant une élection
> Des journalistes en ligne ciblés
LE REFUS D’ACCES Ả INTERNET
Principal pays: Cuba
Les attaques de haute technologie contre les journalistes Internet ne sont pas nécessaires si l’accès à Internet existe à peine. Ả Cuba, les politiques gouvernementales ont strictement restreint l’accès à internet à domicile. Seule une petite fraction de la population est autorisée à utiliser l’Internet à domicile, la grande majorité étant tenue d’utiliser les points d’accès contrôlés par l’État avec des contrôles d’identité, une étroite surveillance et des restrictions sur l’accès aux sites non-cubains. Pour poster ou lire des informations indépendantes, les journalistes en ligne vont dans des cybercafés et utilisent des comptes Internet officiels qui sont négociés sur le marché noir. Mais ceux qui contournent ces nombreux obstacles font face à d’autres problèmes. Par exemple, d’éminents bloggeurs tel que Yoani Sánchez ont été la cible d’une campagne de dénigrement dans un médium accessible à tous les Cubains: la télévision d’État. Cuba et le Venezuela ont récemment annoncé la mise en place d’un nouveau câble sous-marin de fibre optique entre les deux pays, qui promet d’accroitre la connectivité internationale de Cuba. Cependant, il est incertain que le grand public bénéficiera des améliorations de la connectivité de si tôt.
Tactiques utilisées
> Les bloggeurs font face à d’énormes obstacles
> Yoani Sánchez qualifiée de cyber-mercenaire»
LE CONTROLE DES INFRASTRUCTURES
Principal pays: l’Éthiopie
Dans de nombreux pays, les gouvernements ont un monopole sur les systèmes de télécommunication, ce qui leur donne ainsi un puissant moyen de contrôle des nouveaux médias. En Éthiopie, une entreprise de télécommunications appartenant à l’État a un contrôle monopolistique sur l’accès à Internet et les lignes téléphoniques fixes et mobiles. En dépit d’un contrat de gestion et de changement de marque avec France Télécom en 2010, le gouvernement est toujours propriétaire d’Ethio Telecom et assure sa direction, ce qui lui permet de pratiquer la censure quand et où bon lui semble. OpenNet Initiative, un projet visant à étudier le filtrage d’Internet et les pratiques de sa surveillance par les différents États, a déclaré que l’Éthiopie pratique un filtrage «substantiel» des informations politiques. Cela va de pair avec sa répression continue des journalistes hors ligne, dont quatre sont emprisonnés pour leur travail, selon les recherches du CPJ. Le contrôle du gouvernement éthiopien ne se limite pas seulement aux lignes téléphoniques et à l’accès à Internet. Le pays a également investi dans la technologie de brouillage électronique pour empêcher les citoyens de recevoir des informations de sources étrangères, telles que les services en langue amharique de la Voix de l’Amérique (VOA), une station financée par le gouvernement américain, et la chaine de radiodiffusion publique allemande Deutsche Welle.
Tactiques utilisées
> La censure des informations sur les agitations au Moyen-Orient
> Le contrôle de tous les médias
LES ATTAQUES CONTRE LES SITES ANIMÉS PAR LES JOURNALISTES EN EXIL
Principal pays: La Birmanie
Pour les journalistes qui ont été contraints de s’exiler de leurs propres pays, l’Internet est une bouée de sauvetage qui leur permet de continuer à rendre compte de l’actualité dans leurs pays d’origine. Mais les sites d’information gérés par des journalistes en exil sont toujours confrontés à la censure et l’obstruction, en grande partie pratiquées par les gouvernements de leurs pays d’origine ou leurs représentants. De tels sites qui couvrent l’actualité en Birmanie subissent régulièrement des attaques par déni de service. L’organe de presse Irrawaddy basé en Thaïlande, l’agence de presse Mizzima basée en Inde et la Voix démocratique de la Birmanie basée en Norvège, ont tous subi des attaques qui ont désactivé ou ralenti leurs sites Web. Les attaques sont souvent perpétrées à des étapes politiques importantes comme l’anniversaire de la Révolution safran, une manifestation antigouvernementale dirigée par les moines en 2007 qui a été violemment réprimée. Les autorités birmanes ont ajouté à ces attaques techniques une répression par la force. Les sites d’information gérés par des journalistes en exil dépendent des reporters d’infiltration au pays, qui postent subrepticement leurs reportages. Cependant, ce travail d’infiltration est extrêmement risqué: au moins cinq journalistes de la Voix démocratique de la Birmanie purgeaient de longues peines de prison pour leur travail lorsque le CPJ a mené son enquête annuelle dans le monde en décembre 2010.
Tactiques utilisées
> Des cyber-attaques qui affectent les sites en exil
> La répression pré-électorale
LES ATTAQUES PAR MALICIELS
Principal pays: La Chine
Des logiciels nuisibles peuvent être dissimulés dans des courriels d’apparence légitime et envoyés dans le compte privé d’un journaliste avec un message de couverture convaincant mais faux. Si ce genre de courriel est ouvert par un journaliste, les logiciels s’installent automatiquement sur son ordinateur et sont utilisés à distance pour espionner les autres communications du journaliste, voler ses documents confidentiels et même réquisitionner l’ordinateur pour des attaques en ligne contre d’autres cibles. Des journalistes travaillant en Chine et au sujet de ce pays ont été victimes de telles attaques, connues sous le nom « spear-phishing», selon un schéma qui indique clairement que les objectifs ont été choisis pour leur travail. Ces attaques ont coïncidé avec la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix de 2010 à l’écrivain et défenseur des droits humains chinois emprisonné, Liu Xiaobo, et la censure officielle des informations de presse décrivant les troubles au Moyen-Orient. Des experts en sécurité informatique comme ceux de Metalab Asia et SecDev ont découvert que ces logiciels étaient particulièrement destinés aux journalistes, aux dissidents et aux organisations non gouvernementales.
Tactiques utilisées
> Une fausse invitation à la cérémonie de remise du prix Nobel
> La prise de contrôle de comptes email
LE CYBER-CRIME D’ÉTAT
Principal pays: La Tunisie sous Ben Ali
La censure du contenu des courriels et des sites de réseaux sociaux était omniprésente en Tunisie sous Zine el-Abidine Ben Ali, comme ce fut le cas dans de nombreux États répressifs. Mais en 2010, l’Agence tunisienne d’Internet (ATI) est allée un peu plus loin, en redirigeant les internautes Tunisiens vers des pages d’accueil Google, Yahoo et Facebook fausses et créés par le gouvernement. Ả partir de ces pages, les autorités ont volé des noms d’utilisateurs et des mots de passe. Lorsque des journalistes tunisiens en ligne ont commencé à poster des reportages sur l’insurrection, l’État a utilisé leurs données de connexion pour supprimer ceux-ci. L’utilisation de pages Web frauduleux pour voler des mots de passe, une tactique commune des pirates informatiques, est en train d’être adoptée par les agents et les partisans de régimes répressifs. Bien que les tactiques de cyber-crime semblent avoir été abandonnées avec l’effondrement du gouvernement de Ben Ali en janvier, le nouveau gouvernement n’a pas entièrement abandonné le contrôle de l’Internet. En quelques semaines, l’administration a annoncé qu’elle continuerait à bloquer les sites qui sont « obscènes, contiennent des éléments de violence ou incitent à la haine ».
Tactiques utilisées
> L’intrusion sur Facebook
> La révolution va-t-elle durer?
LA FERMETURE D’INTERNET
Principal pays: L’Egypte sous Moubarak
S’accrochant désespérément au pouvoir, le président Hosni Moubarak a fermé Internet en Egypte en janvier 2011, empêchant ainsi les journalistes de rapporter l’actualité au monde entier et les téléspectateurs égyptiens d’accéder à des sources d’informations en ligne. L’Egypte n’a pas été le premier pays à fermer Internet pour restreindre la couverture de l’actualité: l’accès à Internet en Birmanie a été fermé au cours d’une révolte en 2007, et la région du Xinjiang de la Chine avait un accès limité ou inexistant au cours de troubles ethniques en 2010. Le gouvernement de Moubarak en déclin ne pouvait plus maintenir son interdiction pendant longtemps. L’accès à Internet a ainsi été rétabli environ une semaine plus tard. Mais la tactique de ralentissement ou d’interruption de l’accès au Net est depuis lors imitée par les gouvernements de la Libye et du Bahreïn, qui sont également en proie à des révoltes populaires. Malgré la chute du régime de Moubarak, le gouvernement de transition militaire a démontré ses propres tendances répressives. En avril, un blogueur politique a été condamné à trois ans de prison pour insultes aux autorités.
Tactiques utilisées
> L’Egypte disparait du Net
> L’information en ligne, une perte énorme
LA DETENTION DES BLOGGEURS
Principal pays: La Syrie
En dépit de la propagation des attaques de haute technologie contre le journalisme en ligne, la détention arbitraire reste le moyen le plus facile pour perturber les nouveaux médias. Les bloggeurs et les journalistes en ligne ont représenté près de la moitié du décompte mondial des journalistes emprisonnés effectué par le CPJ en 2010. La Syrie reste l’un des endroits les plus dangereux au monde pour les bloggeurs en raison des cas répétés de détention à court et à long terme. Ả l’issue d’un procès à huis clos en février, un tribunal syrien a condamné la bloggeuse Tal al-Mallohi à cinq ans d’emprisonnement. Elle avait 19 ans à sa première arrestation en 2009. Le blog d’Al-Mallohi discutait des droits des Palestiniens, des frustrations des citoyens arabes avec leurs gouvernements, et ce qu’elle percevait comme la stagnation du monde arabe. En mars, le journaliste en ligne Khaled Elekhetyar a été détenu pendant une semaine, tandis que le blogueur chevronné Ahmad Abu al-Khair a été détenu pour la deuxième fois en deux mois.
Tactiques utilisées
> Un bloggeur qualifié d’ « espion »
> La détention, entre autres outils
LA VIOLENCE CONTRE LES JOURNALISTES EN LIGNE
Principal pays: La Russie
Dans les pays avec des taux élevés de violence contre la presse, les journalistes en ligne sont devenus les dernières cibles. En Russie, une attaque brutale en novembre 2010 avait si grièvement blessé Oleg Kashin, éminent chroniqueur économique et blogueur, qu’il est tombé dans un coma artificiel pendant un certain temps. Aucune arrestation n’a été faite dans le cadre de l’attentat de Moscou, ce qui reflète le bilan global peu honorable de la Russie en matière de résolution des attaques contre la presse. L’attaque de Kashin est la plus récente d’une série d’agressions contre les journalistes Web qui inclut une attaque en 2009 contre Mikhail Afanasyev, rédacteur en chef d’un magazine en ligne en Sibérie et le meurtre en 2008 de Magomed Yevloyev, rédacteur en chef d’un site Web en Ingouchie.
Tactiques utilisées
> Sur RuNet, de nouveaux outils de répression s’ajoutent aux anciennes
> Meurtre non encore élucidé du rédacteur en chef d’un site Web
Danny O’Brien, coordonnateur du Plaidoyer pour l’Internet du CPJ basé à San Francisco, a travaillé à travers le monde comme journaliste et activiste couvrant les questions de technologie et de droits numériques. Il blogue à cpj.org/internet/. Vous pouvez le suivre sur Twitter @danny_at_cpj.