Des militants de la liberté de la presse organisent une veillée aux chandelles devant l'ambassade d'Arabie saoudite à Washington pour marquer le premier anniversaire du meurtre du journaliste Jamal Khashoggi en 2018. (Reuters/Sarah Silbiger)

Mahoney : La politique saoudienne de Biden entrave la quête de justice pour Khashoggi 

Par Robert Mahoney

De paria à partenaire potentiel. C’est dire le chemin parcouru par l’Arabie saoudite pour le président Joe Biden au cours des cinq années qui se sont écoulées depuis que Riyad a envoyé un escadron de la mort pour massacrer le journaliste Jamal Khashoggi. 

La réhabilitation en cours du royaume des pétrodollars et de son dirigeant de facto, le prince héritier Mohammed ben Salmane, dit MBS, par l’administration semble placer la realpolitik au-dessus de l’objectif déclaré par Biden d’obtenir justice pour le chroniqueur du Washington Post.

Le fait d’ignorer cet engagement pour des gains stratégiques et économiques à court terme a des conséquences désastreuses pour les journalistes et les défenseurs des droits de l’homme, non seulement en Arabie saoudite, mais dans le monde entier. 

L’incapacité à obtenir justice pour Khashoggi, un résident permanent des États-Unis, montre aux régimes répressifs que même les démocraties occidentales les plus puissantes tempèrent leur ferveur pour la protection des journalistes lorsque des intérêts politiques et économiques sont en jeu. 

Si quelqu’un d’aussi éminent que Khashoggi peut être démembré dans le consulat saoudien à Istanbul avec une apparente impunité quelles sont les chances des journalistes moins bien connectés qui défient les autocrates au moyen de leurs reportages ?  

Les murs des salles de rédaction du monde entier sont tapissés de photos de collègues assassinés par des gouvernements ou par le crime organisé qui cherchent à faire taire la vérité. Dans huit cas sur dix, les commanditaires de ces assassinats échappent à la justice. 

Pendant un moment, on aurait pu penser que le meurtre de Khashoggi serait différent. L’ignominie du crime, au cours duquel une équipe de 15 tueurs à gages a découpé le corps, a fait la une des journaux internationaux. 

Même l’administration Trump, résolument pro-saoudienne, a été amenée à agir lorsque les services de renseignement turcs, qui avaient mis le consulat d’Istanbul sur écoute, ont divulgué au compte-gouttes les détails de l’assassinat du 2 octobre 2018.  

Le président Donald Trump a imposé des sanctions à certains Saoudiens liés au meurtre, mais n’a pas accusé directement le prince héritier, même lorsque les services de renseignement américains ont conclu qu’il avait approuvé le meurtre.

L’année suivante, le candidat Joe Biden a promis, lors d’un débat électoral du Parti démocrate, de demander des comptes et de faire de l’Arabie saoudite un « paria ».  

Lors de son entrée à la Maison-Blanche en 2021, Biden a rendu public le rapport non publié de la CIA mais, comme son prédécesseur, a rechigné à sanctionner directement MBS. En novembre de l’année dernière, son administration est allée jusqu’à déclarer que le prince héritier était protégé par l’immunité souveraine. Cela a effectivement mis un terme à l’action civile intentée devant un tribunal de district américain par la fiancée de Khashoggi, Hatice Cengiz, qui cherchait à tenir Mohammed ben Salmane et deux de ses principaux collaborateurs responsables de la mort du journaliste.

Sûr que les gouvernements occidentaux ne prendraient aucune mesure contre lui, le prince Mohammed a entrepris de se refaire une image de réformateur politique et de millénial féru de technologie.

Selon The Guardian, le Royaume d’Arabie saoudite a investi plus de 6 milliards de dollars dans des contrats et parrainages sportifs internationaux, un stratagème que les critiques qualifient de blanchiment par le sport. Il a également courtisé les entreprises technologiques de la Silicon Valley et prévoit de dépenser 500 milliards de dollars pour développer une ville futuriste le long d’une bande côtière de la mer Rouge pour en faire une destination commerciale et touristique.   

La popularité du prince héritier a augmenté dans son pays depuis qu’il a assoupli les restrictions religieuses sur la vie sociale et a autorisé les femmes à conduire

Mais derrière les campagnes de relations publiques, le royaume reste l’un des pays les moins libres du monde, selon l’organisme américain de surveillance des droits de l’homme Freedom House. Quelque 11 journalistes étaient incarcérés au 1er décembre 2022, selon le recensement annuel des journalistes emprisonnés du Comité pour la protection des journalistes, ainsi que des dizaines de défenseurs des droits humains et d’activistes sociaux. Les critiques à l’égard du gouvernement et du prince héritier sont dangereuses, même lorsqu’elles sont formulées par des ressortissants saoudiens qui ont fui à l’étranger.  

« Tous ceux d’entre nous qui ont réclamé justice pour Jamal se sentent abandonnés », m’a expliqué Fred Ryan, ancien éditeur et PDG du Washington Post. « Une administration républicaine a conclu que la responsabilité de cette affaire remontait jusqu’au sommet du gouvernement saoudien. Le candidat Joe Biden a qualifié MBS de paria. La question est de savoir ce qui a changé. »

La réponse pourrait tenir, en partie, au fait que Washington a calculé qu’elle aurait besoin de l’Arabie saoudite pour contrer l’influence iranienne et chinoise au Moyen-Orient et assurer une plus grande stabilité du marché pétrolier après les bouleversements causés par la guerre menée par la Russie en Ukraine. 

L’administration tente également de persuader le prince Mohammed de reconnaître l’allié régional le plus important de Washington, Israël, dans un accord qui pourrait être calqué sur les accords d’Abraham que Trump a négociés entre Israël et les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Maroc.

L’Arabie saoudite exige un prix élevé en retour, notamment un traité de défense mutuelle, et l’aide des États-Unis pour la construction d’un programme nucléaire civil. L’attaque meurtrière sans précédent contre Israël le 7 octobre par le Hamas palestinien et la réponse d’Israël ont ralenti – voire mis fin – à cet accord de paix ambitieux.  

Mais la volonté du prince héritier d’envisager une telle proposition rappelle que les États-Unis ont toujours une influence. Washington peut promouvoir les droits de l’homme tout en poursuivant ses intérêts stratégiques et économiques dans la région.

Si Riyad veut obtenir des garanties de sécurité de la part des États-Unis ou le soutien de l’Occident dans sa candidature à l’organisation d’événements majeurs tels que la Coupe du monde de football de 2034 ou les Jeux olympiques, alors les démocraties libérales peuvent exploiter ces opportunités. Elles peuvent demander la libération des journalistes et des prisonniers politiques emprisonnés dans leur pays et la fin du harcèlement des critiques saoudiens à l’étranger.

Washington pourrait donner force de loi aux restrictions de visa mises en place par le département d’État américain dans le cadre de l’interdiction Khashoggi. Elle peut également soutenir des initiatives telles que le projet de loi proposé par le membre du Congrès Adam Schiff visant à protéger les dissidents en exil de leur gouvernement. 

Cacher le meurtre de Khashoggi sous le tapis diplomatique est une erreur. 

« Les despotes observent la manière dont les États-Unis réagissent lorsque les droits fondamentaux auxquels nous croyons sont violés », a déclaré Ryan. « Le signal qu’ils reçoivent n’est pas encourageant. »