Des habitants fuient le quartier Carrefour-Feuilles de Port-au-Prince après la prise de contrôle par des gangs, le 15 août 2023. (Reuters/Ralph Tedy Erol)

En Haïti, les meurtres de journalistes restent impunis dans un contexte d’instabilité et de violence des gangs

Par le personnel du programme du CPJ pour l’Amérique latine et les Caraïbes 

Dumesky Kersaint n’a jamais hésité à enquêter sur la violence dans sa banlieue de Port-au-Prince, la capitale d’Haïti, contrôlée par les gangs. Le matin du 16 avril, le journaliste radio de 31 ans est parti avant l’aube pour couvrir une fusillade survenue la nuit précédente près de son domicile à Carrefour-Feuilles. Il n’est jamais revenu. 

Plusieurs heures après son départ, le corps de Kersaint a été retrouvé dans la rue avec une balle dans le front, étendu à côté d’un autre corps sans vie qui aurait été victime de la fusillade sur laquelle Kersaint était parti enquêter. 

Dumesky Kersaint a été assassiné lors d’un reportage en avril 2023. (Photo : Radio-Télé INUREP)

Kersaint, 31 ans, père d’une petite fille, travaillait pour Radio-Télé INUREP, un média en ligne géré par une université locale. « Il vivait et respirait le journalisme, c’était toute sa vie. C’est pourquoi nous l’avons embauché », a déclaré Fabien Iliophène, recteur de l’université INUREP, au CPJ lors d’un entretien.

Il y a peu de chances que les assassins de Kersaint soient un jour traduits en justice. Haïti est en crise, son économie est mise à mal par des catastrophes naturelles et la violence des gangs. L‘assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021 a réduit à néant les derniers espoirs d’une nouvelle ère démocratique, plus de trois décennies après la rébellion populaire qui a mis fin à la dictature de la famille Duvalier en 1986. L’assassinat de Moïse a laissé un vide politique qui a permis aux gangs de prendre le contrôle d’une grande partie de la capitale et a contraint les journalistes à travailler dans ce que les avocats et les experts des médias qualifient de climat d’anarchie quasi totale. Le résultat est un corps de presse qui s’efforce d’informer contre vents et marées, mais qui est souvent terrifié au point de s’autocensurer. 

Au total, quelque 3 000 personnes ont été assassinées et plus d’un millier enlevées au cours des neuf premiers mois de cette année, selon les Nations unies. Les forces de l’ordre estiment que le pays abrite environ 200 gangs, qui ciblent parfois les journalistes ou les menacent en raison de leurs reportages.

Kersaint est l’un des cinq journalistes haïtiens, au moins, qui ont été assassinés en représailles directes à leur travail depuis l’assassinat de Moïse. Selon l’Indice mondial de l’impunité 2023 du CPJ, leurs assassinats non élucidés – ainsi qu’un sixième meurtre en 2019 – ont placé Haïti au troisième rang mondial, après la Syrie et la Somalie respectivement, des pires pays en matière de justice pour les journalistes assassinés au cours des 10 dernières années.  

Le directeur de l’information de Radio-Télé INUREP, Jacques-Antoine Bazile, a déclaré au CPJ qu’il croyait que Kersaint avait été tué en représailles à son travail. Des témoins ont déclaré à l’université que Kersaint était en train de photographier la scène du crime lorsqu’un homme non identifié s’est approché de lui et lui a demandé de supprimer ces photos.

« C’était un crime délibéré et planifié », a-t-il déclaré. « Peut-être qu’il a voulu filmer la scène du meurtre et, après avoir refusé de donner la caméra pour éviter que toute trace éventuelle de preuve ne soit effacée, il a été exécuté. »  

Le bureau des Nations Unies en Haïti, le BINUH, a déclaré dans un récent rapport que l’impunité restait largement répandue en Haïti en raison d’un système judiciaire miné par la corruption, l’ingérence politique et les grèves, ce qui fait que les auteurs de violence sont peu nombreux à répondre de leurs actes. N’ayant nulle part où aller, certains Haïtiens se sont fait justice eux-mêmes, en formant un mouvement appelé Bwa Kale, ou « bois pelé » pour punir les membres présumés de gangs. 

« Je n’ai jamais vu une situation aussi grave qu’aujourd’hui », a déclaré au CPJ l’expert indépendant des Nations Unies sur les droits de l’homme en Haïti, William O’Neill, à son retour d‘un voyage d’enquête de 10 jours dans le pays cet été

Un membre d’un gang pointe une arme imaginaire sur un rival au coin d’une rue qui
sert de ligne de démarcation entre les territoires contrôlés par les gangs dans le
quartier de Bel Air à Port-au-Prince, en Haïti, le mardi 5 octobre 2021. La violence
généralisée des gangs a contribué à faire d’Haïti l’un des pays où les assassins de
journalistes ont le plus de chance de demeurer impunis. (Photo AP/Rodrigo Abd)

Avec un effectif de seulement environ 10 000 agents en service pour un pays comptant plus de 11 millions d’habitants, la police nationale d’Haïti ne dispose ni des fonds, ni des ressources nécessaires pour s’attaquer aux gangs. Dans un ultime effort pour rétablir la sécurité, le Conseil de sécurité de l’ONU a voté le 2 octobre l’envoi d’une force armée multinationale en Haïti pour une durée d’un an, sans que l’on sache exactement quand elle sera déployée. 

Cet été, les gangs ont étendu leur contrôle territorial à des quartiers résidentiels tels que Carrefour-Feuilles, où des milliers d’habitants ont été contraints de fuir, dans certains cas après l’incendie de leurs maisons. Le CPJ a documenté les cas de plusieurs journalistes qui ont fui la région, dont au moins deux qui ont déclaré que leurs maisons avaient été détruites par un incendie criminel. 

La violence des gangs s’est également étendue à d’autres régions du pays. En juillet, le propriétaire et le personnel de Radio Antarctique à Liancourt, dans la région centrale de l’Artibonite en Haïti, ont été contraints de fuir après que des membres de gangs ont attaqué la station et incendié ses studios suite à une attaque incendiaire dans la ville. La police avait fui la ville quelques semaines plus tôt et n’était revenue que récemment, selon le directeur et fondateur de Radio Antarctique, Roderson Elias. Il a déclaré au CPJ que la station n’émettait toujours pas et que les gangs continuaient de contrôler la ville.  

« Nous sommes livrés à nous-mêmes, impuissants face aux gangs », a déclaré Elias, qui a depuis quitté le pays. « Un jour, j’aimerais revenir, mais pour l’instant, nous ne pouvons pas compter sur nos autorités locales pour nous protéger », a-t-il ajouté.

En plus des cinq journalistes assassinés en lien avec leur travail depuis l’assassinat du président, le CPJ a documenté quatre autres journalistes tués au cours de la même période. (Dans l’un des quatre cas, la mort était liée au travail ; dans les autres cas, le CPJ tente toujours de confirmer si les meurtres étaient liés au journalisme.)  

Un cas, celui du photojournaliste Romelson Vilcin, abattu par la police en octobre 2022 alors qu’il couvrait une manifestation, a donné lieu à une rare enquête de l’inspecteur général de la police, qui a sanctionné le policier impliqué en lui imposant un congé sans solde de trois mois, selon l’inspecteur général de la police nationale Fritz Saint Fort. Il a déclaré au CPJ que son bureau avait recommandé que des unités des forces de l’ordre reçoivent une formation afin d’être « plus professionnelles et plus respectueuses » dans leurs relations avec les citoyens.

La mort de Vilcin est survenue quelques jours après l’agression d’un autre journaliste, Roberson Alphonse, directeur de l’information du plus ancien quotidien du pays, Le Nouvelliste, qui est également journaliste à la radio et à la télévision sur Magik9 et Télé 20.

Alphonse a survécu à ce que le Miami Herald a qualifié de « tentative d’assassinat apparente » alors qu’il conduisait dans le quartier de Delmas 40B tôt le matin du 25 octobre pour se rendre au travail, quand son véhicule a été touché par plusieurs balles. Il a été touché à la poitrine, à l’estomac et aux bras, et a passé huit jours à l’hôpital. Il a déclaré qu’il avait été interrogé par les enquêteurs de la police au sujet de l’attaque pendant qu’il était à l’hôpital, mais qu’il n’avait plus eu de nouvelles des autorités par la suite.

Il a depuis quitté le pays. « Je dois rentrer, mais je ne sais pas quand je pourrai le faire en toute sécurité. Je ne laisserai personne taire ma voix », a déclaré Alphonse au CPJ.

Plusieurs journalistes ont été kidnappés ces derniers mois. Le CPJ s’est entretenu avec plusieurs d’entre eux qui ont été relâchés et qui ont déclaré qu’ils n’étaient au courant d’aucune enquête menée par la police sur ces incidents. 

En Haïti, les journalistes n’ont jamais bénéficié de protections juridiques robustes, mais les journalistes locaux affirment qu’ils n’ont jamais été confrontés à une situation aussi désastreuse. 

« Le système judiciaire haïtien a toujours été inefficace en Haïti », selon Widlore Mérancourt, rédacteur en chef du site d’information en ligne AyiboPost. Il a évoqué des incidents antérieurs très médiatisés impliquant des journalistes, comme le meurtre de Jean Dominique en 2000 ou la disparition de Vladjimir Legagneur en 2018. « Cependant, le système est maintenant confronté à une crise de grande ampleur », a-t-il déclaré au CPJ, affirmant que l’assassinat de Moïse avait poussé le pays au bord de l’effondrement total, notamment du système judiciaire. 

« En l’absence d’un parlement fonctionnel, les gangs ont pris le contrôle de tribunaux entiers, les juges ont fui le pays pour leur sécurité et les procédures judiciaires sont irrégulières… ce qui se traduit par une augmentation des détentions préventives, l’absence d’enquêtes approfondies et une impunité quasi totale pour ceux qui attaquent ou tuent des membres de la presse », a déclaré Mérancourt, qui est également journaliste au Washington Post, depuis Haïti.

Dans le cas de Kersaint, plusieurs sources ont déclaré au CPJ qu’il avait probablement été assassiné en raison de ses efforts pour documenter une série de crimes récents à Carrefour-Feuilles, un quartier stratégiquement situé et très disputé par des gangs rivaux et la police.

Les membres de la famille de Kersaint ont déclaré au CPJ qu’ils n’avaient déposé aucune plainte et qu’ils n’avaient pas été contactés par les autorités après avoir récupéré son corps à la morgue. Et d’ajouter qu’ils ne savaient pas si une enquête officielle avait eu lieu.

L’université a déclaré qu’elle n’était pas non plus au courant d’une enquête officielle sur le meurtre de Kersaint. « Malheureusement, les conditions de sécurité à Carrefour aujourd’hui ne permettent pas la poursuite d’une enquête », a déclaré Iliophène.

Radio-Télé INUREP a récemment rebaptisé son studio en l’honneur de son journaliste décédé, en y apposant notamment une plaque à son nom, a déclaré Iliophène au CPJ. L’université, qui compte environ 5 000 étudiants, prévoit également de décerner un « prix Dumesky Kersaint » annuel pour récompenser les reportages. 

Note de l’éditeur : Cet article a été mis à jour avec une réponse de l’inspecteur général de la police dans le 16ème paragraphe.