Les reportages des viols peuvent entrainer aux journalistes des répercussions rapides et imprévisibles, mais ils peuvent aussi changer les comportements. Par Frank Smyth
L’audace dans la couverture des cas de violence sexuelle
Par Frank Smyth
La violence sexuelle, un sujet sensible voire tabou dans la plupart des pays, n’est pas souvent signalée. La couverture des cas d’agression sexuelle, dont le viol, peut avoir des répercussions rapides et imprévisibles, laissant beaucoup de journalistes et d’autres partagés en ce qui concerne la meilleure façon de faire face à de tels risques.
« Vous n’avez pas le courage. Vous ne voulez pas d’ennuis », a dit au CPJ Chi Yvonne Leina, journaliste camerounaise primée et collaboratrice de World Pulse, un réseau de défense des droits de la femme. Selon elle, « ce que vous rapportez, votre personnalité, peuvent changer la façon dont la communauté vous perçoit ». World Pulse se décrit comme un réseau qui utilise les médias numériques dans plus de 190 pays pour connecter les femmes du monde entier et leur donner une voix à l’échelle internationale.
Mais les attitudes peuvent changer. En Inde, un cas fatal de viol collectif en décembre 2012 à Delhi a fini par engendrer un niveau de couverture sans précédent dans la presse indienne, ainsi que dans les émissions de télé et les forums des médias sociaux. Quatre hommes ont finalement été reconnus coupables du crime et condamnés à mort. Cependant, leurs avocats ont interjeté appel. Il convient de souligner que la couverture médiatique et l’affaire elle-même ont, en fin de compte, contribué à changer les attitudes par rapport à la violence sexuelle. « La façon dont les filles pensent maintenant a radicalement changé après cette affaire », a dit au CPJ Urmila Chanam, chroniqueuse du quotidien en langue anglaise Sangai Express basée au nord-est de l’Inde.
Faire des reportages sur la violence sexuelle requiert une prise de conscience des risques potentiels non seulement pour le journaliste mais aussi pour les victimes d’agressions sexuelles.
« Pensez à la sécurité des témoins et des sources », a déclaré au CPJ Abdiaziz Abdinuur, un journaliste somalien qui a été contraint à l’exil après avoir enquêté sur des agressions sexuelles.
« Nous pourrions faire plus de dommages », a déclaré Chanam. La dénonciation de la violence sexuelle « entraine une perturbation des éléments culturels de notre pays », a-t-elle expliqué. Pourtant Chanam, également collaboratrice de World Pulse, veut en définitive que « tout cas de violence sexuelle soit signalé ». Elle dit donner à chaque victime le choix de signaler son cas personnel de viol, tout en collaborant plus largement avec les militants pour changer la façon dont les gens perçoivent la violence sexuelle.
Parfois, les journalistes en paient le prix pour les reportages sur les agressions sexuelles et leurs séquelles. En juillet 2012, des journalistes indiens ont été alertés d’un important groupe d’hommes à Mangalore qui pourchassait, battait et tripotait des adolescentes lors d’une fête d’anniversaire locale. Les assaillants étaient des fondamentalistes hindous apparemment bouleversés par la façon dont les femmes fréquentaient les hommes. Naveen Soorinje, journaliste d’une station de télévision locale, a appelé la police et filmé la scène. Son reportage télévisé qui s’en est suivi a accusé la police d’avoir tardé à répondre à ses appels répétés au sujet de l’attaque.
La vidéo de Soorinje a été utilisée pour identifier des dizaines de suspects. Mais quatre mois après l’épisode, Soorinje a lui-même été accusé d’avoir participé à l’agression. Il a passé quatre mois en prison avant sa libération en mars 2013. Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) estime que cette arrestation faisait office de représailles.
Un peu plus d’une semaine après le viol collectif dans un autobus en 2012 à Delhi d’une étudiante en kinésithérapie âgée de 23 ans, la police de la ville d’Imphal a abattu Dwijamani Singh, journaliste d’un réseau régional de télévision par satellite, lors de la couverture de manifestations contre les violences sexuelles faites aux femmes. Les manifestants protestaient contre l’agression sexuelle de l’étudiante à Delhi et un autre cas plus récent de viol collectif d’une actrice à Imphal. Singh a été tué lorsque la police a ouvert le feu quand la manifestation a dégénéré dans la violence, selon les médias.
Les attitudes à l’égard des agressions sexuelles en Inde restent mitigées. Dans le cas du viol collectif à Delhi, la pression des parents de la jeune fille et de la presse nationale lui a donné une attention sans précédent, ce qui a permis de procéder à des arrestations. Dans ce qui semblait être une réaction par rapport à la large couverture médiatique de cette affaire, un tribunal d’instance inférieure a sorti à l’endroit des journalistes une interdiction de couverture du procès « accéléré » pour une durée de deux mois.
Mais cela a donné lieu à des rapports heurtés entre la presse et les autorités tout au long du procès. En mars, la Haute Cour de Delhi a levé l’interdiction infligée aux journalistes, même si certaines restrictions étaient maintenues, notamment le fait de permettre à un seul journaliste pour chaque organe de presse accrédité d’accéder à la salle d’audience, et d’interdire aux journalistes de publier les noms des victimes ou des témoins. En avril, le juge chargé de l’affaire a arbitrairement interdit à un journaliste britannique du quotidien The Independent basé à Londres de couvrir le procès.
Les attitudes au sujet du genre en Inde ainsi que les implications économiques pour les familles peuvent aider à expliquer pourquoi la couverture médiatique des violences sexuelles peut être un défi pour la presse. Les attitudes envers les femmes sont «les raisons fondamentales » des agressions sexuelles dans ce pays et la raison pour laquelle elles sont le plus souvent tenues dans l’obscurité, a dit Chanam de Sangai Express. « C’est une attitude qui débute avant même la naissance », a-t-elle ajouté.
Les filles sont considérées comme ayant moins de valeur que les garçons, d’où la fréquence de l’avortement lorsqu’il s’agit d’un fœtus de sexe féminin, a-t-elle complété. Pour 1000 garçons, 836 filles sont nées en Inde en 2005, selon une étude publiée dans le journal de recherche médicale The Lancet. Les familles d’une jeune fille victime de viol peuvent également en payer un prix économique si le crime est rendu public, a souligné Chanam. La plupart des mariages indiens sont toujours arrangés, et la famille de la mariée est supposée verser une dot à la famille du marié. La famille d’une femme célibataire qui a été violée ne veut souvent pas que cela soit rendu public, parce que cela ne ferait que réduire ses chances de se marier voire rendre son mariage plus coûteux.
Dans de nombreux pays, un sens de « l’honneur » à caractère sexiste est l’autre raison pour laquelle les cas de violence sexuelle ne sont pas rapportés dans la presse. La publicité autour d’une affaire de viol « peut être extrêmement dangereux pour les victimes de viol elles-mêmes », a déclaré Soroya Chemaly, une féministe et écrivain indépendant qui collabore avec divers organes de presse, y compris le journal américain d’information en ligne The Huffington Post.
L’Afghanistan est un pays où l’honneur de la famille, ou sa perception, dissuadent la dénonciation des agressions sexuelles. « Les Afghans sont très sensibles en ce qui concerne l’honneur », a dit au CPJ Ali Shahidy, écrivain et militant des droits de la femme qui a depuis quitté l’Afghanistan pour les États-Unis d’Amérique. Si dans une famille une femme est agressée sexuellement, ils le gardent le plus secrètement possible pour protéger son honneur », a-t-il dit.
Ces attitudes sont répandues dans le monde entier. « Parfois, l’identité des victimes n’est pas révélée pour la protection de ces dernières », a déclaré au CPJ Achieng Beatrice Nas, militante des droits de la femme et correspondante de World Pulse basé en Ouganda. « Parfois, nous taisons l’identité de la victime pour notre protection », a-t-elle ajouté.
Mais il y a une autre raison pour laquelle les crimes de violence sexuelle ne sont pas signalés. Les forces de sécurité gouvernementales sont le plus souvent parmi les coupables de violence sexuelle, selon Lauren Wolfe, journaliste primée et directrice du projet Women Under Siege, une organisation à but non lucratif basée à New York qui documente les cas de viol et autres formes de violence sexuelle dans les zones de conflit. « La plupart des gens à qui nous parlons n’en parleront pas parce qu’ils ont trop peur », a déclaré Wolfe, qui a contribué à la documentation des cas de violence sexuelle en Afghanistan, au Cachemire, au Soudan et en Syrie. Alors qu’il occupait la fonction de rédactrice en chef du CPJ, Wolfe a élaboré le rapport du CPJ intitulé « Le crime qui réduit au silence: violence sexuelle et journalistes ».
Le sexisme et la misogynie jouent aussi un rôle dans le passage sous silence des cas d’agression sexuelle, a dit Chemaly. « Le droit du sexe masculin » est à l’origine des difficultés auxquelles sont confrontées les journalistes faisant des reportages sur des cas de violence sexuelle, parce que certains hommes sentent « qu’ils ont le droit d’abuser, le droit de violer », a-t-elle dit. Une étude publiée en septembre 2013 dans The Lancet basée sur des entretiens avec des hommes dans les pays d’Asie et du Pacifique a noté une « forte prévalence du viol » qui « est probablement enraciné dans des aspects culturels liés au droit sexuel et aux relations sexuelles ».
En janvier 2013, la chaîne de télévision en langue anglaise d’Al-Jazira a diffusé un reportage alléguant que des militaires appartenant aux forces gouvernementales en Somalie avaient violé des femmes dans les camps de réfugiés à Mogadiscio. Quelques jours plus tard, le journaliste indépendant somalien Abdinuur a poursuivi la même piste de l’enquête et interviewé une femme qui a déclaré avoir été violée par des militaires. Abdinuur a été rapidement arrêté et inculpé de plusieurs chefs d’accusations, notamment l’« offense aux institutions de l’État » et la « diffusion de fausses nouvelles », même s’il n’avait jamais publié de reportage sur la base de l’entretien en question.
La police a arrêté la femme qu’il avait interviewée, d’abord l’accusant de crimes similaires. Les autorités ont également interrogé Omar Faruk, correspondant pour le service arabe d’Al- Jazeera en Somalie, sans l’inculper. Abdinuur a finalement été libéré plus de deux mois plus tard, lorsque la Cour suprême a rejeté toutes les accusations. Il a par la suite fui vers l’Ouganda. « J’ai été arrêté pour avoir interviewé des victimes de viol », a-t-il dit plus tard dans une interview audio avec le CPJ.
Les archives du CPJ comprennent d’autres cas de représailles constants contre des journalistes ayant fait des reportages sur des affaires d’agressions sexuelles. En 2000, à Kakamega, une ville située à l’ouest du Kenya, deux journalistes du quotidien The People ont été arrêtés et interrogés pendant des heures pour avoir fait un reportage faisant état de l’implication des éléments des forces de police dans l’agression sexuelle de trois femmes de la région. En 2001, au Sri Lanka, A.S.M. Fasmi, reporter d’un journal en langue tamoule, a été arrêté et interrogé par des agents de renseignement après avoir fait un reportage au sujet du viol de deux femmes par des éléments des forces de sécurité.
En 2006, la journaliste mexicaine et militante des droits humains Lydia Cacho a été soumise à un procès en diffamation criminelle montée de toutes pièces ainsi qu’à des menaces de violence. Les enregistrements des conversations téléphoniques entre plusieurs personnes, dont le gouverneur d’alors de l’État de Puebla et un homme d’affaires local, ont été fournis aux bureaux sis à Mexico du quotidien La Jornada et de la W Radio, selon des médias locaux.
L’enregistrement laisse entendre des voix d’hommes discutant de leurs plans d’emprisonner Cacho et de la violer en prison. Cacho avait auparavant dévoilé un réseau de pornographie et de prostitution juvénile impliquant des fonctionnaires du gouvernement. En 2008, dans l’ouest du Mexique, deux hommes non identifiés ont tabassé et poignardé Luis Pablo Guardado Negrete, directeur adjoint d’un quotidien local, qui a survécu, alors qu’ils l’interrogeaient sur un article concernant un scandale d’agression sexuelle dans un gymnase local.
Naturellement, toutes les victimes de viol ne sont pas des femmes, comme l’a souligné un reportage de CNN sur James Landrith, un ancien marine basé à Camp Lejeune en Caroline du Nord, qui a parlé au sujet de son propre viol et au nom d’autres victimes d’agression sexuelle, en particulier les hommes abusés par des femmes. Selon un rapport des 2010 des ‘U.S. Centers for Disease Control and Prevention’ (centres américains de contrôle et de prévention des maladies), près d’une femme sur cinq et d’un homme sur 71 ont été violés aux États-Unis d’Amérique. Le nombre réel est probablement plus élevé, selon les experts, étant donné que la violence sexuelle est gravement sous-estimée aux États-Unis d’Amérique comme ailleurs, en particulier chez les victimes de sexe masculin.
Le viol est aussi utilisé comme une arme de guerre. Une étude de la Banque mondiale publiée en 2011 a révélé que 48 femmes sont violées chaque heure en République démocratique du Congo (RDC), selon des données recueillies en 2007. Beaucoup de violeurs sont des éléments des différentes forces armées. Beaucoup de femmes et d’hommes auraient été violés en Syrie depuis que la guerre civile a commencé en 2011. Les éléments des forces gouvernementales et des milices alliées ont commis plus de trois quarts des agressions sexuelles répertoriées par le projet Women Under Siege, qui a documenté de nombreux viols et d’autres crimes qui n’ont pas par ailleurs été signalés dans la presse.
Le CPJ a également documenté des cas de journalistes qui ont été agressées sexuellement ou violées, notamment le cas très médiatisé de Lara Logan, correspondante de la chaîne de télévision américaine CBS et membre du conseil d’administration du CPJ, qui a été agressée alors qu’elle couvrait une manifestation antigouvernementale sur la place Tahrir au Caire, la capitale égyptienne, en 2011.
Dans beaucoup d’autres cas, les agressions sexuelles sont tenues secrètes car elles se produisent à domicile. Elisa Lees Muñoz est la directrice exécutive de la Fondation internationale des femmes dans les médias (IWMF, sigle anglais), une organisation basée à Washington qui travaille avec certaines des plus éminentes journalistes du monde. Muñoz a déclaré dans une interview qu’un nombre surprenant de journalistes de différentes régions, y compris le Moyen-Orient, sont elles-mêmes victimes de violence conjugale. Pourtant, c’est une affaire qu’aucune d’entre elles ne va rapporter ou discuter en public.
« Ce sont des femmes instruites qui ont une voix dans leurs propres sociétés », a déclaré Muñoz au CPJ. « Pourtant, elles ne vont pas raconter leurs propres histoires, alors comment pourraient-elles raconter celles des autres? », a-t-elle rajouté.
Ces femmes sont presque seules
« Des femmes sont violées par leurs propres maris, et personne ne veut en parler », a déclaré Béatrice Nas d’Ouganda. Même dans les cas qui n’impliquent pas de violence conjugale, les auteurs sont encore des gens « généralement connus dans la communauté », précise-t-elle.
Les journalistes qui ont une expérience dans la couverture des cas de violence sexuelle conseillent à leurs collègues de respecter les souhaits et les intérêts des victimes, afin de ne pas aggraver leur situation. « Nous leur laissons le choix », a dit Chanam, faisant allusion aux femmes victimes de violence sexuelle.
Frank Smyth est le conseiller principal du CPJ pour la sécurité des journalistes. Il a fait des reportages sur les conflits armés, la criminalité organisée et les droits de l’Homme dans plusieurs pays dont le Salvador, le Guatemala, la Colombie, Cuba, le Rwanda, l’Ouganda, l’Érythrée, l’Éthiopie, le Soudan, la Jordanie et l’Irak.