Les législations soutenant la sécurité sur Internet peuvent rapidement se transformer en une arme contre la presse libre. Les lois sur la cybercriminalité étendent les codes pénaux du monde en ligne, mais elles peuvent facilement être élargies à criminaliser les activés journalistiques de base. Par Danny O’Brien
Les lois contre la cybercriminalité:
le piège à journalistes
Par Danny O’Brien
Chiranuch Premchaiporn, directrice de publication de Prachatai, est le prototype d’un gestionnaire moderne de site d’information indépendant. De son bureau situé au centre-ville de Bangkok, elle dirige une équipe de journalistes en ligne qui mènent des enquêtes sur les aspects de la société thaïlandaise les moins couverts par les médias: les conflits de travail, la fraude dans les zones rurales reculées et la corruption. En ces temps politiquement sensibles, on peut dire qu’elle a un emploi des plus stimulants. Le site doit faire des reportages très prudents sans pour autant faire de faveur à aucune des factions politiques dominantes de la Thaïlande, les Chemises Rouges et les Chemises Jaunes.
Mais au lieu de se concentrer sur l’édition de son site d’information, elle passe des semaines entières dans les tribunaux criminels de Bangkok, pour faire face à des poursuites du gouvernement qui ont impliqué de multiples arrestations et un long procès de trois années. Mme Chiranuch a été arrêtée une première fois en mars 2009, lorsque les studios de Prachatai ont été perquisitionnés par la police qui a saisi son ordinateur portable. Quand j’ai parlé avec elle en octobre 2011 (le CPJ a fourni un témoignage d’expert sur le droit d’Internet à la cour), elle venait d’apprendre que le verdict final de son procès serait retardé encore cinq mois en raison des inondations qui ont frappé la ville de Bangkok. Bien qu’elle encoure une peine pouvant aller jusqu’à 50 ans de prison si elle est reconnue coupable, elle était impatiente que le procès se termine. «C’est de la diversion…J’ai essayé de ne pas impliquer l’équipe de Prachatai, mais je me prépare toujours pour le procès et je ne peux pas faire des plans à long terme », a-t-elle martelé.
Mme Chiranuch est poursuivie en vertu de la stricte loi sur le crime de lèse-majesté de Thaïlande contre la critique publique à la monarchie, mais les charges qui pèsent contre elles ne résident pas dans la déloyauté de ses propres mots, ou ceux de son équipe à Prachatai. Elle a été plutôt arrêtée sous des accusations criminelles suite à des commentaires postés sur le forum de discussion par une poignée de visiteurs de son site.
Elle est accusée d’avoir violé la Loi sur la criminalité informatique, qui a été introduite officiellement pour lutter contre la cybercriminalité. Cette loi était la première d’une législation introduite par les chefs de la junte militaire quand ils ont restauré la législature en 2007. Couplée à la loi sur le crime de lèse-majesté, cette loi devient un dangereux outil à plus grande portée et un puissant outil pour censurer les sites. «Pour le gouvernement militaire l’Internet est tellement dangereux que ses premières ordonnances étaient en faveur de la censure », a déclaré l’auteur CJ Hinke, qui dirige le groupe de pression local Freedom Against Censorship Thailand. «Leur projet de Loi original sur la criminalité informatique prévoyait des peines allant jusqu’à la peine de mort pour des crimes informatiques », a-t-il ajouté.
Des lois comme celle sur la criminalité informatique qui, à l’origine étaient censées cibler les pirates informatiques et autres fraudeurs, sont aujourd’hui appliquées aux journalistes et aux sites d’informations à travers le monde. Et dans de nombreux cas, de l’Angola à l’Arabie Saoudite, les gouvernements se servent de prétextes de troubles sur les sites Internet pour introduire des lois beaucoup plus répressives qui, de façon éhontée, portent atteinte aux journalistes et au droit à la libre expression.
Lorsque le blogueur tunisien Slim Amamou a été arrêté dans les derniers jours de la dictature de Zine El Abidine Ben Ali, ses interrogateurs ont déclaré qu’il ne serait pas poursuivi pour avoir couvert les évènements en ligne, mais pour le piratage informatique. «Le procès contre moi relevait de la cybercriminalité », a-t-il déclaré au CPJ. «J’ai été accusé d’atteinte à l’infrastructure technique », a-t-il ajouté. En fait, dans certains de ses derniers messages avant sa détention, le blogueur indépendant menait une enquête sur les fraudes sur Internet organisées par les autorités tunisiennes elles-mêmes, en créant de faux profils Facebook et de fausses adresses Google pour voler les mots de passe des internautes pour ensuite partager avec eux des vidéos sur les manifestations en Tunisie. N’eut été la chute du gouvernement Ben Ali quelques jours plus tard, M. Amamou aurait pu passer jusqu’à 10 ans en prison. Mais il n’a jamais été inculpé. Cinq jours seulement après sa libération, et quatre jours après la chute de Ben Ali, il a été nommé secrétaire d’État au sport et à la jeunesse dans le nouveau gouvernement.
Les allégations selon lesquelles des reporters du désormais défunt journal News of the World au Royaume-Uni ont accédé illégalement à des messages vocaux privés démontrent que les journalistes doivent se conformer aux lois anti-piratage. Mais les lois contre la cybercriminalité dans certains pays sont si vagues que la poursuite de toute activité journalistique normale en ligne peut être considérée comme illégale.
Le 1er avril 2011, l’Assemblée nationale de l’Angola a voté une « loi contre la criminalité dans le domaine des technologies de l’information et de la communication et des services fournis par les sociétés informatiques ». En plus d’inclure des dispositions contre la cybercriminalité standard pour lutter contre l’accès illicite à des ordinateurs et la distribution de matériel pornographique infantile, le projet de loi comprenait une interdiction générale de poster en ligne ou de partager des photos, des enregistrements, ou des vidéos sans le consentement de ceux qui y apparaissent. Un article vise à pénaliser toute personne qui transmet un message avec l’intention de « troubler la paix et la tranquillité ou la vie personnelle, familiale ou la vie sexuelle d’une autre personne ». Un autre article permet à la police de perquisitionner des domiciles sans mandat lorsqu’il saisit des données, tels que des disques durs d’ordinateurs, des téléphones cellulaires, et de l’équipement vidéo numérique. Les violations de ces articles pourraient conduire à des peines de prison de 12 à 14 ans, soit plus de six fois celle appliquée pour la distribution de matériel pornographique en ligne.
« Le projet de loi initial, présenté au Président par le ministère des Technologies de l’information et des télécommunications, n’en fait aucunement allusion », a déclaré Rafael Marques de Morais, un journaliste angolais qui s’intéresse à la corruption dans le pays. « C’est la présidence de José Eduardo dos Santos qui a ajouté ces dispositions avant de présenter la loi à l’Assemblée », a-t-il ajouté. M. Marques fait remarquer que les ajouts coïncidaient avec le succès des soulèvements en Tunisie et en Égypte, et avaient pour but de pénaliser les diffusions en ligne d’informations et d’images qui ont mobilisé les mouvements populaires dans le monde arabe. Human Rights Watch voit explicitement le projet de loi comme un moyen visant à étendre la stratégie de M. dos Santos qui avait pour but d’imposer des restrictions aux médias traditionnels. Le gouvernement angolais et ses alliés avaient déjà harcelé ou agressivement acheté les voix indépendantes, comme les deux principaux hebdomadaires, Semanário Angolense et A Capital. La réduction du nombre de journaux indépendants angolais a contraint de nombreux écrivains et lecteurs à passer à la distribution et à la lecture des informations en ligne, a affirmé M. Marques. Après les protestations des médias locaux et des associations de droits de l’homme, l’adoption du projet de loi fut bloquée à l’Assemblée législative, mais M. Marques s’attend à ce qu’elle réapparaisse au printemps 2012.
Les lois sur la cybercriminalité sont destinées à étendre les codes pénaux du cyberespace, mais elles peuvent facilement être élargies pour pénaliser les pratiques standard des journalistes en ligne: faire des commentaires en direct ou écrire sur des tierces personnes en ligne sans autorisation. L’extension apparemment bénigne, ou du moins neutre, de la réglementation sur les médias existants à l’Internet pose les mêmes risques. Le 1er janvier 2011, le ministère saoudien de la Culture et de l’Information a annoncé la réglementation sur l’« Édition électronique » qui a élargi les lois nationales sur l’agrément des organes d’information à l’Internet.
Les autorités saoudiennes ont d’importants pouvoirs sur les médias traditionnels, y compris le droit de nommer et de limoger des rédacteurs en chef à volonté. Après l’émergence au cours des dernières années d’un secteur de l’information en ligne dynamique, mais non réglementé, notamment les publications populaires locales telles que Burnews et Hasanews, les autorités se sont mis à introduire les mêmes contrôles sur Internet. Les grands sites d’information ont d’abord salué la réglementation, a déclaré le blogueur saoudien Ahmed Al-Omran, expliquant qu’ils pensaient que « l’agrément officiel leur donnerait une légitimité, ce qui permettrait d’accéder aux annonceurs et de les rassurer ». Toutefois, la réglementation exigeait l’agrément et l’autorisation officielle du gouvernement pour toute organisation ou tout individu qui exerce le « journalisme électronique » ainsi que des sites « affichant du matériel audio et visuel ».
Les autorités ont déclaré que les blogueurs étaient exemptés de l’agrément obligatoire, tout en ne définissant pas la distinction entre ceux-ci et les journalistes électroniques. Par exemple, deux vidéo-blogueurs, Feras Bughnah et Hosam al-Deraiwish, ont été détenus pendant deux semaines en octobre pour leur reportage documentant la pauvreté à Riyad, qu’ils ont posté sur You Tube. Les accusations auxquelles ils faisaient face n’étaient pas claires, mais une source à laquelle M. al-Omran a parlé indique que la détention était due à la vidéo diffusée par une chaîne de télévision d’opposition hébergée à l’extérieur de l’Arabie Saoudite. Avec une seule diffusion, MM. Bughnah et al-Deraiwish sont passés du statut de blogueurs enregistrant le monde autour d’eux à celui de « journalistes électroniques ».
Ailleurs, des exigences d’agrément arbitraires ont été utilisées comme prétexte pour bloquer les sites d’information. En novembre, le gouvernement du Sri Lanka a annoncé que tout site d’information publiant « un contenu relatif au Sri Lanka » devait être agréé. Le lendemain de cette annonce, les fournisseurs de services internet du Sri Lanka ont commencé à bloquer certains des principaux sites d’information dont le Sri Lanka Mirror et le Sri Lanka Guardian.
L’imprécision des lois relatives à Internet est un piège fréquent pour les nouveaux sites d’information. En Inde, les « Lignes directrices intermédiaires » introduites en mai exigent que tout système diffusant un contenu jugé blasphématoire, incitant à la haine, étant ethniquement répréhensible, portant atteinte aux brevets, ou menaçant l’unité, doit retirer ce contenu dans les 36 heures sous peine de poursuites. Les conditions ne sont pas définies et sont « tellement vagues qu’elles sont ouvertes à une interprétation arbitraire », a déclaré Sunil Abraham du Centre Internet et Société basé à Bangalore au journal Washington Post. La procédure permettant de déclarer un contenu répréhensible se résume tout simplement à l’envoi par le plaignant d’une lettre sous pli recommandé ou d’un courriel signé numériquement au service qui l’a diffusé. En conséquence, tout article en ligne en Inde peut être retiré en raison d’une seule plainte.
Les lignes directrices intermédiaires n’ont pas suivi le processus parlementaire indien, elles ont été présentées par le gouvernement de New Delhi comme des modifications techniques à la Loi nationale sur les technologies de l’information. Elles sont entrées en vigueur peu après leur introduction, en dépit des plaintes des associations de défense de la liberté de la presse et d’Internet, ainsi que de sociétés Internet comme Google Inde.
Etant donné que l’Internet est encore régi dans la plupart des pays par les ministères chargés des technologies de l’Information et les organismes de régulation plutôt que par des institutions directement élues, des dispositions peuvent souvent être mises en place par les régulateurs ou les entreprises sans aucune considération pour les questions de liberté de la presse. En septembre, VeriSign, une entreprise qui fournit des services d’infrastructure pour les réseaux de télécommunication, a demandé la permission de l’ICANN, organe mondial de régulation d’Internet, pour faire appliquer le « déni, l’annulation, ou le transfert de l’agrément de tout site » en réponse à « toute ordonnance applicable du tribunal, toute loi, toute règle ou exigence du gouvernement, toute demande d’application de la loi d’un organisme gouvernemental ou quasi-gouvernemental, ou tout autre processus de règlement des différends ». Tout comme pour la disposition dans la loi indienne, cette autorisation offre aux gouvernements et aux agences la possibilité de supprimer des sites web entiers sans la procédure adéquate. Une seule demande de retrait permettrait de supprimer un site d’informations immédiatement. VeriSign a retiré sa demande suite à des plaintes, mais la proposition démontre à quel point le pouvoir des entreprises peut permettre de censurer l’Internet dans son ensemble, à la demande des Etats ou des organes des organes de régulation. La société n’a fourni aucune raison pour le retrait.
La montée de la cybercriminalité a également fourni une opportunité pour introduire des accords transnationaux apparemment bénins qui pourraient être utilisés pour réduire au silence les voix dissidentes. En septembre, une proposition pour un « code de conduite international pour la sécurité de l’information » a été présentée aux Nations Unies. Ses partisans ont été la Chine, la Russie, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Ce code de conduite comprenait les termes « coopérer … pour freiner la diffusion de l’information qui incite au terrorisme, au sécessionnisme et à l’extrémisme, ou qui porte atteinte à la stabilité politique, économique et sociale d’autres pays, ainsi qu’à leur environnement spirituel et culturel ». Tous ces quatre pays détiennent le triste record en matière de restrictions de la liberté d’expression des journalistes dans le cadre de principes similaires. Le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme sont considérés comme les « trois maux » par la Chine et ses voisins, et sont utilisés pour cibler des journalistes issus des minorités tels que Gheyret Niyaz, gestionnaire du site Web d’information Uighurbiz, qui purge une peine de 15 ans de prison pour « atteinte à la sécurité de l’État ».
Les lois et règlements sur Internet ne doivent pas pénaliser la liberté de la presse. Accidentellement, les lois générales peuvent être révisées, et des lois peuvent être mises en place pour protéger la liberté d’expression.
En 2009, le Brésil a commencé à travailler sur son Marco Civil da Internet, une tentative visant à introduire des « droits et devoirs » pour l’utilisation d’Internet au Brésil. Lors des deux années suivantes, le projet a été débattu, pas seulement au sein du Parlement brésilien, mais également en ligne, le gouvernement du Brésil ayant créé des sites spécialisés pour permettre aux personnes de commenter et de suggérer des amendements. Dans le projet de loi initial, comme dans celles proposées en Inde, les plaignants pouvaient obtenir le retrait d’articles en ligne essentiels en formulant simplement la demande; les journalistes devant s’adresser à un tribunal pour voir leurs articles republiés. Après les critiques formulées par le CPJ et beaucoup d’autres organisations, la proposition a été annulée: les critiques vont devoir maintenant obtenir une ordonnance du tribunal pour retirer le contenu.
Le Marco Civil faisait l’objet de débats au sein du Parlement brésilien à la fin de l’année dernière. Bien que son adoption ne fût pas garantie, il représente une illustration des actions que peuvent mener des pays s’ils veulent empêcher que des lois interfèrent avec l’une des capacités les plus puissantes et les plus libératrices d’Internet : agir comme un outil de liberté d’expression et de liberté de la presse. Ces droits à la liberté d’expression doivent être intégrés dans les lois depuis le début : les journalistes, les experts et les utilisateurs de l’Internet doivent être consultés; et les règles devraient soigneusement et lentement évoluer.
Malheureusement, les politiciens du monde entier sont souvent plus tentés de faire des propositions soudaines pour combattre les problèmes soulevés à la une des médias. Lors de la semaine qui a suivi l’éclatement des émeutes dans plusieurs quartiers de Londres, le Premier ministre britannique David Cameron a annoncé qu’il allait étudier les moyens de contrôler ou de bloquer les communications en ligne, et les chaînes de télévision ont été obligées de remettre des images brutes des émeutes aux autorités.
Bien que M. Cameron soit revenu sur ses menaces de procéder à une nouvelle législation, le langage de la censure et de la saisie a été rapidement repris par d’autres. « On peut se demander pourquoi les dirigeants occidentaux ont tendance à indistinctement accuser les autres nations de surveillance, alors qu’ils tiennent pour acquis leurs mesures visant à surveiller et contrôler l’Internet», a déclaré l’agence de presse officielle chinoise Xinhua. «Dans l’intérêt du grand public, une surveillance adéquate du Web est légitime et nécessaire », a-t-il ajouté.
En 2011, le journalisme en ligne a été, à certains égards, inquiétante pour les gouvernements autoritaires et démocratiques. Des dirigeants politiques et des sociétés ont rejeté la responsabilité des soulèvements, des émeutes et attaques de piratage généralisées sur notre monde de plus en plus connecté. Cependant, sans la diligence et la pression de ceux qui sont les plus concernés par la libre expression, les lois relatives à la sécurité d’Internet peuvent vite se transformer en armes contre les journalistes et la liberté de la nouvelle presse numérique.
Danny O’Brien, coordinateur du Plaidoyer pour le CPJ basé à San Francisco, a travaillé au niveau mondial en tant que journaliste et militant des droits numériques et technologiques. En octobre 2011, il a fourni un témoignage en tant qu’expert lors du procès de l’éditeur thaïlandais en ligne Chiranuch Premchaiporn.