Plus de journalistes tués dans l’exercice de leur fonction alors que les assassinats de représailles ont presque doublé

Le journaliste saoudien Jamal Khashoggi prend la parole lors d'un évènement organisé par Middle East Monitor à Londres les 29 septembre 2018. Il a été tué au consulat saoudien à Istanbul, en Turquie, le 2 octobre 2. (Middle East Monitor/Handout via Reuters)

Le journaliste saoudien Jamal Khashoggi prend la parole lors d'un évènement organisé par Middle East Monitor à Londres les 29 septembre 2018. Il a été tué au consulat saoudien à Istanbul, en Turquie, le 2 octobre 2. (Middle East Monitor/Handout via Reuters)

De l’Arabie Saoudite à l’Afghanistan en passant par les États-Unis, en 2018, les journalistes ont été victimes d’assassinats ciblés en représailles à leur travail, portant le nombre total de journalistes tués dans l’exercice de leur fonction à son plus haut niveau en trois ans. Le nombre de journalistes tués dans des zones de conflit est retombé à son niveau le plus bas depuis 2011. Un rapport spécial d’Elana Beiser pour le CPJ

Publié le 19 décembre 2018

NEW YORK

Le nombre de journalistes victimes d’assassinats ciblés en représailles à leurs reportages a presque doublé en 2018 par rapport à l’année précédente, faisant ainsi augmenter le nombre total de journalistes tués dans l’exercice de leur fonction. L’Afghanistan, où les extrémistes ont intensifié les attaques délibérées contre les journalistes, a été le pays le plus meurtrier et a représenté la plus grande partie de cette augmentation.

Au moins 53 journalistes ont été tués dans le monde cette année, entre le 1er janvier et le 14 décembre 2018, dont au moins 34 ont été délibérément visés. Le CPJ répertorie trois types de décès de journalistes dans l’exercice de leur fonction : les assassinats de représailles ; les journalistes morts au combat ou dans des tirs croisés (11 cette année, le nombre le plus bas depuis 2011) ; et les journalistes ayant perdu la vie au cours d’autres missions dangereuses, comme par exemple la couverture de manifestations devenues violentes (huit cette année).

Le total est en hausse par rapport aux 47 tués l’année dernière, dont 18 ont été délibérément pris pour cible. Un total de 50 journalistes ont été tués en 2016.

La récente hausse des assassinats fait suite à deux années de baisse, mais intervient alors que l’emprisonnement de journalistes est toujours aussi élevé— venant ainsi s’ajouter à une crise mondiale profonde de la liberté de la presse. Le contexte de cette crise est varié et complexe, et étroitement lié aux changements technologiques qui ont permis à un plus grand nombre de gens de pratiquer le journalisme, alors même qu’ils ont rendu les journalistes superflus aux yeux des groupes politiques et criminels qui jadis avaient tant besoin des médias pour propager leur message.

Un autre facteur important est l’absence de leadership international dans le domaine des droits et de la sécurité des journalistes.

L’exemple le plus représentatif est l’odieux assassinat du chroniqueur du Washington Post Jamal Khashoggi au consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul en octobre aux mains d’agents saoudiens. Khashoggi, qui vivait en exil volontaire aux États-Unis, portait un regard très critique sur le Prince héritier saoudien Mohammed bin Salman. Le Chef d’État le plus loquace au sujet de l’affaire de Khashoggi est le Président turc Recep Tayyip Erdoğan, dont le gouvernement a signé la mort des médias indépendants et emprisonne plus de journalistes que tout autre gouvernement au monde et ce pour la troisième année consécutive.

La Maison Blanche, qui est habituellement un ardent défenseur de la liberté de la presse, a tergiversé sur la responsabilité de l’assassinat de Khashoggi et ce en dépit, selon le Post, des conclusions de la CIA selon lesquelles seul le Prince héritier aurait pu ordonné une telle opération. Dans ce qui a été qualifié comme sa déclaration définitive sur l’affaire, le Président Donald Trump a déclaré le 20 novembre – en référence au prétendu rôle du prince héritier – que « peut-être qu’il l’a fait et peut-être qu’il ne l’a pas fait ! » et que « de toute façon », les États-Unis « entendent demeurer un partenaire indéfectible de l’Arabie Saoudite », citant les achats saoudiens d’équipement militaire et leur opposition commune à l’Iran. En substance, le message véhiculé par Trump est que les pays qui font suffisamment d’affaires avec les États-Unis sont libres d’assassiner les journalistes en toute impunité.

Un présentoir du journal Capital Gazette montre la une du 29 juin 2018, le jour après qu’un homme a tué cinq personnes dans la salle de rédaction du journal. (AP Photo/Patrick Semansky)

Khashoggi vivait en Virginie, l’un des deux États américains limitrophes de Washington, D.C. L’autre État, le Maryland, a été le 28 juin le lieu de l’attaque la plus meurtrière perpétrée contre les médias dans l’histoire récente des États-Unis. Un homme armé a pénétré dans la salle de presse du Capital Gazette dans la ville d’Annapolis et a tué quatre journalistes et un partenaire de vente. Le tueur présumé, Jarrod Ramos, avait menacé à plusieurs reprises le journal après l’échec d’un procès en diffamation qu’il avait intenté contre le journal en 2012. Ramos doit répondre de cinq chefs d’accusation de meurtre au premier degré et d’autres inculpations, et selon le Capital Gazette, son procès devrait commencer le 3 juin 2019. Le jour après le massacre, Trump a déclaré aux reporters, « Les journalistes, comme tous les Américains, devraient être libérés de la crainte d’être violemment attaqués dans l’exercice de leur fonction ». Mais en l’espace de quelques jours, il avait repris ses attaques caractéristiques contre la presse, accusant les médias de diffuser des « informations fallacieuses » et qualifiant les journalistes d’ « ennemis du peuple » sur les réseaux sociaux et dans ses rassemblements.

Les attaques cinglantes de Trump interviennent alors que l’Union européenne est aux prises avec sa propre crise sur la sécurité des journalistes. Ján Kuciak, un reporter d’investigation de 27 ans qui enquêtait sur la corruption en Slovaquie et qui a été tué par balles aux côtés de sa fiancée en février, était le deuxième journaliste assassiné en raison de son travail dans le bloc après la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia tuée par une bombe placée dans sa voiture en octobre 2017. (Une autre journaliste européenne, Viktoria Marinova, a été violée, battue puis étranglée à mort dans sa Bulgarie natale le 6 octobre de cette année. Bien que le gouvernement ait déclaré que le crime n’était pas lié à son travail, le CPJ poursuit néanmoins son enquête sur le motif.)

Les assassinats de Caruana Galizia et de Kuciak n’ont toujours pas été résolus – un état d’impunité qui, selon les recherches du CPJ, perpétue inévitablement la violence. Ce cycle est aussi illustré par au moins quatre assassinats de journalistes au Mexique cette année et deux au Brésil.

En fait, le pays le plus meurtrier pour les journalistes en 2018, l’Afghanistan, fait office de pilier dans l’indice mondial de l’impunité publié tous les ans par le CPJ qui met en lumière les endroits où les journalistes sont régulièrement assassinés et où leurs assassins restent impunis. Avec 13 journalistes tués en Afghanistan en 2018, le pays a enregistré le nombre le plus élevé sur une année depuis que le CPJ a commencé son recensement – y compris en 2001, lorsque les États-Unis avait attaqué le pays et que neuf journalistes avaient été tués.

Une veillée pour les 10 journalistes afghans qui ont été tués dans un attentat-suicide ciblé le 30 avril 2018. (AFP/Diptendu Dutta)

Au cours des dernières années, les extrémistes ont intensifié les attentats à la bombe en Afghanistan, qui sont suivis d’une deuxième explosion visant explicitement à tuer les journalistes et autres secouristes. Le 30 avril 2018, l’un de ces doubles attentats- suicides revendiqué par le groupe militant État islamique a tué neuf journalistes. Dans un stratagème particulièrement cynique, l’assaillant s’est déguisé en professionnel des médias et a détoné ses explosifs au milieu d’un groupe de reporters qui se précipitaient sur les lieux de la première explosion. Parmi les victimes se trouvait Abadullah Hananzai, 26 ans, un reporter pour la radio financée par les États-Unis Azadi, le service afghan de Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL), qui avait récemment enquêté sur le problème de la toxicomanie et les tentatives du ministère de l’Intérieur d’éradiquer le trafic de drogues en Afghanistan, et qui s’apprêtait à célébrer son premier anniversaire de mariage, selon RFE/RL. Le dernier message publié par Hananzai sur Facebook était un hommage rendu à un ancien collègue qui avait été tué par balle par des hommes armés inconnus la semaine précédente.

Les journalistes continuent de mourir dans l’exercice de leur profession dans d’autres pays ravagés par la guerre, comme la Syrie et le Yémen, mais le nombre de journalistes tués au combat ou dans des tirs croisés est retombé à son plus bas niveau depuis 2011, alors que l’accès des journalistes se restreint ou les risques deviennent trop importants, conduisant à l’autocensure, à l’exil, ou à l’abandon de la profession . En Syrie, au moins neuf journalistes ont été tués en 2017 et 2018, contre un maximum de 31 en 2012. Au Yémen, trois journalistes ont été tués en 2018, alors qu’en Iraq, pour la première fois depuis 2012, le CPJ n’a confirmé aucun décès de journalistes lié à l’exercice de leur fonction. Dans d’autres régions du Moyen-Orient, deux journalistes palestiniens ont été tués par balle par des soldats israéliens pendant qu’ils couvraient des protestations dans la bande de Gaza.

Le CPJ enquête actuellement sur les assassinats de 23 autres journalistes perpétrés en 2018, mais ne peut confirmer à ce jour que le motif dans ces affaires était lié au journalisme. Parmi ces journalistes se trouve l’américain Zachary Stoner, un blogueur de vidéos musicales indépendant abattu à Chicago en juin.

Autres conclusions des recherches menées par le CPJ :

Le CPJ a commencé à compiler des informations détaillées sur tous les décès de journalistes en 1992. Les membres du personnel du CPJ enquêtent et vérifient de manière indépendante les circonstances derrière chaque décès. Le CPJ considère qu’un cas est lié au travail uniquement lorsque son personnel est raisonnablement certain qu’un journaliste a été tué en représailles directes à son travail ; dans des tirs croisés liés à un combat ; ou lors d’une mission dangereuse comme la couverture d’une protestation devenue violente.

Si les motifs d’un assassinat ne sont pas clairs, mais qu’il est possible qu’un journaliste soit mort pour des motifs liés à son travail, le CPJ considère le cas comme « non confirmé» et continue d’enquêter.

La liste du CPJ ne répertorie pas les journalistes morts de maladie ou tués dans des accidents de voiture ou d’avion, sauf si l’accident a été causé par un acte hostile. D’autres organisations de presse qui utilisent des critères différents avancent des nombres de morts différents.

La base de données des journalistes tués en 2018 du CPJ contient des rapports sur chaque victime et des filtres permettant d’examiner les tendances qui se dégagent des données. Le CPJ tient une base de données de tous les journalistes tués depuis 1992 et de ceux qui ont disparu ou sont emprisonnés en raison de leur travail.

Elana Beiser est directrice de la rédaction du Comité pour la protection des journalistes. Elle a travaillé auparavant comme rédactrice en chef pour le Dow Jones Newswires et le Wall Street Journal à New York, Londres, Bruxelles, Singapour et Hong Kong.

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