En Tunisie, la liberté de la presse s’érode sur fond de craintes pour la sécurité

La liberté de la presse, qui a été durement gagnée en Tunisie, est désormais menacée. En effet, plusieurs journalistes se trouvent aujourd’hui pris en tenaille, entre la violence des extrémistes, et l’hypersensibilité aux critiques des services de sécurité, perceptible particulièrement à l’aune des attentats meurtriers. Pendant que les militants islamistes menacent les médias, le gouvernement introduit une législation restrictive et les forces de sécurité harcèlent, voire même agressent en toute légalité les journalistes. Dans ce climat encore plus exacerbé par les différends relatifs à la réglementation, certains organes de presse ont recours à l’autocensure. Un rapport spécial de Safa Ben Said pour le CPJ.

Un journaliste tient devant lui le cadre d'un poste de télévision lors d'une manifestation en 2012. Les organes de presse tunisiens ont subi de nombreuses pressions en 2015. (Reuters/Anis Mili)
Un journaliste tient devant lui le cadre d’un poste de télévision lors d’une manifestation en 2012. Les organes de presse tunisiens ont subi de nombreuses pressions en 2015. (Reuters/Anis Mili)

Published Publié le 27 octobre 2015

TUNIS
La Tunisie a inspiré les soulèvements populaires qui ont balayé le monde arabe en 2011. Aujourd’hui, elle est porteuse d’espoir d’une démocratie stable, au moment où, plusieurs de ses voisins se sont plongés dans la répression brutale ou se sont enlisés dans des conflits armés. Le pays a surmonté d’importants défis grâce à un compromis politique entre les partis séculaires et religieux, facilitant ainsi l’adoption d’une constitution progressive en 2014 et l’organisation d’élections libres et équitables. De sa part, la société civile Tunisienne a lutté sans relâche pour préserver les acquis du soulèvement populaire dans les domaines des droits civils, politiques et humains, notamment la liberté de la presse.

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Mais ces avancées durement gagnées en matière de liberté de la presse se sont érodées et sont encore plus menacées depuis que deux attentats terroristes majeurs perpétrés cette année ont tué plus de 60 personnes et ont augmenté les craintes pour la sécurité. Depuis ces attentats, le gouvernement – dirigé par le parti séculaire de Nidaa Tounes qui l’a emporté sur le parti religieux Ennahda lors des élections présidentielles et parlementaires de 2014 – a introduit une nouvelle législation qui pourrait être utilisée abusivement pour réduire les médias au silence. Les services de sécurité sont sensibles aux critiques, ce qui conduit au harcèlement juridique de journalistes critiqueurs voire même à des agressions physiques et à des menaces envers ceux qui exercent leur fonction de journaliste. Les journalistes sont aussi menacés par les extrémistes islamistes, et la presse est ainsi prise en tenaille entre les terroristes et ceux qui prétendent lutter contre le terrorisme – un problème fréquent rencontré par les journalistes du monde entier, selon le CPJ.

Les différends en matière de réglementation dans un contexte politique tendu, et le refus de certains propriétaires de médias et des rédacteurs de publier des enquêtes ou des commentaires critiques ont restreint encore plus la capacité des journalistes tunisiens d’exercer leur travail.

« Avant janvier 2011, le principal ennemi des médias était la tyrannie. Aujourd’hui, les médias sont menacés par tous types de pouvoirs: politiques, sociaux, financiers, culturels et judiciaires » a déclaré Zied El-Heni, journaliste et président de l’organisation indépendante tunisienne de protection des journalistes.    

En 2011, après l’effondrement  de la dictature de 24 ans de Zine El Abidine Ben Ali, le gouvernement de transition tunisien a adopté le Décret 115, qui contenait 80 articles réglementant la liberté d’information et d’expression. Bien que l’idée d’une loi pour réglementer la presse n’ait pas été accueillie avec satisfaction par tous les organisations international œuvrant pour la liberté de la presse – la plupart des démocraties ne possèdent pas un code de la presse – le décret a été largement perçu par les journalistes tunisiens et les partisans de la liberté de la presse comme une amélioration du système juridique du pays.

La fenêtre d’un hôtel brisée par une balle. Depuis l’attentat terroriste en juin à Sousse, le gouvernement tunisien a déposé un projet de loi qui pourrait être utilisé abusivement pour restreindre la presse. (AFP/Kenzo Tribouillard)

Mais aujourd’hui, les journalistes prétendent qu’au lieu d’appliquer cette loi, le gouvernement a eu recours au qui prévoit des pénalités plus sévères à l’instar de l’emprisonnementpour des crimes liés à l’édition, et notamment la diffamation, la diffamation verbale ou le libelle. Par contre Le Décret 115 ne prévoit pas l’emprisonnement pour ces crimes et inflige des amendes à la place des sanctions pénales.

« L’une des principales sources de préoccupation chez les journalistes tunisiens et les partisans de la liberté d’expression provient de l’utilisation systématique de ce même code pénal très contraignant pour traduire les rapporteurs devant les tribunaux  pour avoir fait simplement leur travail, au lieu d’utiliser le Décret 115/2011 relatif à la liberté de la presse, de l’imprimerie et de l’édition qui offre une certaine protection, » a déclaré au CPJ Kamel Labidi, journaliste indépendant et partisan de la liberté de la presse et ancien représentant du CPJ au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Un exemple illustratif serait celui relatif à la situation du bloggeur Yassine Ayari a été arrêté en décembre 2014 à cause de plusieurs commentaires publiés sur Facebook dans lesquels il critiquait et accusait l’ancien ministre de la défense du pays d’affaiblir les institutions militaires et d’avoir failli à agir sur la base des informations procurées par les services de renseignement, au sujet des attaques des militants.. En vertu du Code de justice militaire, il a été accusé et reconnu coupable de « diffamation à l’encontre de l’armée » et condamné en janvier à un an de prison, une sanction qui a été réduite à six mois en appel. Il a été libéré après purgé sa peine, suite à une campagne internationale menée en son nom.

Le bloggeur tunisien Yassine Ayari, photographié chez lui à Tunis en avril, a été emprisonné pour avoir critiqué le ministre de la défense. (AFP/Fethi Belaid)

Lors d’un évènement qui s’est déroulé avant la mise ne place du gouvernement actuel, Mourad Meherzi, photographe pour la chaîne de télévision en ligne Astrolabe, a été arrêté en 2013 pour avoir filmé un réalisateur, Nasreddine Shili, entrain de lancer des sur Mehdi Mabrouk, le ministre tunisien de la culture. Il a été inculpé de « complot fomenté à l’égard d’un fonctionnaire »conformément aux termes du code pénal, un chef d’accusation assorti d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à cinq ans. Il a été libéré et les poursuites ont été abandonnées quelques semaines plus tard.

Les recherches du CPJ ont montré que les autorités ont aussi utilisé des accusations liées au terrorisme pour sanctionner les journalistes pour leurs reportages leur faire pression  pour qu’ils révèlent leurs sources. Noureddine Mbarki, rédacteur du journal numérique Akher Khabar Online, a été inculpé en vertu de la loi antiterroriste de 2003, de complicité dans l’attentat perpétré sur la plage de Sousse en juin qui a tué 39 touristes, et pour la première fois depuis la révolution de 2011, un journaliste tunisien a dû ainsi répondre aux accusations de terrorisme. Mbarki avait publié une photo montrant la voiture qui  aurait prétendument servie à transporter le tireur. Mbarki a déclaré au CPJ qu’il avait supprimé la photo sur demande du Ministère de l’Intérieur, mais qu’il avait été par la suite convoqué à la caserne militaire de l’Aouina, où il s’est retrouvé parmi suspects terroristes et où on l’avaitmenacé de l’arrêter. Mbarki a été libéré le même jour. Il doit encore répondre à ces accusations, jusqu’à aujourd’hui, aucune date n’a été fixée pour son audition.  

Les préoccupations concernant l’abus des lois ont été exacerbées par l’approbation par le parlement fin juillet d’une législation antiterroriste de grande portée qui prévoit une définition assez large des crimes terroristes et la peine de mort pour ceux reconnus coupables. La peine de mort est prévue dans la Constitution tunisienne, mais personne n’a purgé cette peine dans le pays depuis 1991. La loi antiterroriste prévoit aussi des peines de prison pouvant aller jusqu’à cinq ans pour toute personne reconnue coupable d’avoir fait l’éloge d’un acte terroriste ou toute personne qui y est liée. Les partisans de la liberté de la presse craignent que la loi soit utilisée pour réduire au silence toutes les critiques du gouvernement.

Des manifestants devant un tribunal militaire à Tunis appellent à la libération de Yassine Ayari. Le bloggeur a bénéficié d’une libération anticipée après que la communauté internationale a lancé des appels aux autorités pour le libérer. (AFP/Fethi Belaid)

« La liberté de la presse aujourd’hui est constamment menacée par de nouvelles lois que le gouvernement introduit au nom de la protection de la sécurité nationale, » a déclaré au CPJ Mahmoud Dhaouadi, président du Centre indépendant de Tunis pour la liberté de la presse. Ce centre a été créé peu après la révolution de 2011 pour défendre la liberté de la presse et les droits des journalistes.

Deux autres mesures législatives prises par le gouvernement ont aussi suscité l’inquiétude. La première est le retrait le 3 juillet du projet de Loi fondamentale sur le droit d’accès à l’information, qui a été rédigé et soutenu par des groupes de la société civile et faute conjugaison du parlement. Cette loi visait à faciliter les garanties constitutionnelles « du droit à l’information et du droit d’accès aux réseaux d’information et de communication. » Le gouvernement n’a pas donné de motif pour ce retrait soudain.

La deuxième est l’introduction par le gouvernement le 10 avril d’un projet de loi, intitulé « Répression des attaques contre les forces armées, » qui criminalise le « dénigrement » de la police ou d’autres forces de sécurité. Cette loi est assortie d’une peine de prison de 10 ans et d’une amende d’environ 25 000 USD pour les personnes reconnues coupables d’exposer les « secrets défense. »

« Les journalistes d’enquête [seront] les premières victimes de cette loi, » a déclaré le journaliste Zied El-Heni.

Neji Bghouri, chef du syndicat des journalistes tunisiens, a déclaré au CPJ qu’il avait reçu des messages du gouvernement lui assurant que la loi sur les forces armées serait abandonnée. Le bureau du premier ministre a déclaré au CPJ en juillet que le retrait de la loi était « en discussion » et n’a pas souhaité faire d’autres commentaires. Le porte-parole n’a pas répondu aux demandes d’information plus récentes du CPJ.

« Nous avons suffisamment de textes législatifs pour faire face aux menaces terroristes. La vrai protection [contre le terrorisme] réside dans la promulgation de textes de loi qui garantissent la liberté et dans un pouvoir judiciaire indépendant dépourvu de toute considération politique, » a déclaré Kais Saied, professeur adjoint de droit public et de sciences politiques à l’Université de  Carthage de Tunis.

Une autre mesure législative susceptible de poser des problèmes pour les journalistes est le projet de loi sur la cybercriminalité qui a été annoncé en 2014. En août, Le Ministre de la communication et des technologies numériques, Noomane Fehri, a déclaré que le projet de loi serait prêt à être soumis au parlement fin 2015. Au début du mois de mai, le Syndicat national des journalistes tunisiens a mis en garde contre le manque de protection de la vie privée et le renforcement des pouvoirs exécutifs prévu par le projet de loi. Des pénalités criminelles pour diffamation existent déjà dans le code pénal, mais les recherches du CPJ montrent que le projet de loi sur la cybercriminalité étendrait spécifiquement ces dispositions à l’Internet.  

En fait, la législation antiterroriste contient déjà des dispositions relatives aux technologies de l’information et de la communication qui, selon les experts en technologie de la communication, menacent les droits à la vie privée et à l’accès à l’information à travers de nouveaux motifs de surveillance, des actes criminels vaguement limités et l’immunité des enquêteurs,.

Bechir Ouarda, expert médiatique et ancien coordinateur de la Coalition civile pour la défense de la liberté d’expression, a déclaré au CPJ, « le plus grand défi pour les médias aujourd’hui est l’existence d’un parlement conservateur caractérisé par une faible présence de l’opposition et des partisans des droits de l’homme. »

 

 

Pendant ce temps, les forces de sécurité tunisiennes ont, dans certains cas, eu recours à la violence physique ou à des menaces de violence dans le but de faire obstruction à ou d’intimider les journalistes. La plupart des cas d’agression se déroulent lorsque les médias couvrent des manifestations anti-gouvernementales ou des attentats terroristes, a déclaré Dhaouadi au CPJ.

« Sur fond de menaces croissantes pour la sécurité, les journalistes ont été considérés comme faisant partie du problème, » a déclaré Dhaouadi. « Les forces de sécurité ne comprennent pas que le travail des journalistes est de relater ce qui se passe. »

Un agent de police garde la plage tunisienne où un homme armé a ouvert le feu sur des touristes en juin. Les médias ont subi des pressions de la part des autorités et des extrémistes depuis l’attentat terroriste. (AP/Abdeljalil Bounhar)

Six reporters travaillant pour les chaînes de télévision Al-Wataniya et Al-Mutawasit et la station radio Shems FM ont été physiquement agressés, l’un ayant été frappé au visage, et menacés avec des armes par les forces de sécurité le 18 février, selon le Centre de Tunis pour la liberté de la presse. Ces agressions se sont déroulées alors que les journalistes faisaient leur reportage sur une attaque perpétrée par des militants à un poste de contrôle dans la région centrale de Kasserine, qui a entraîné la mort de quatre policiers. 

Plusieurs journalistes ont aussi été agressés par la police pendant qu’ils couvraient la manifestation du 6 juin intitulée « Où est notre pétrole » qui exigeait la transparence du gouvernement concernant les ressources naturelles. Le syndicat national des journalistes a publié une déclaration sur Facebook dans laquelle il nommait six journalistes qui avaient été agressés par les forces de sécurité et annonçait que le syndicat avait contacté le Ministère de l’Intérieur pour demander l’ouverture d’une enquête. En réponse, le porte-parole du Ministère, Mohammed Ali Aroui, a déclaré qu’une enquête avait été ouverte et a constaté que « certains journalistes se trouvaient parmi les manifestants, ce qui est contraire aux instructions relatives à la couverture médiatique dans de telles circonstances, » selon les informations locales.  

Les informations locales ont décrit en détail les agressions et ont relaté que la police avait frappé le photojournaliste de l’agence Anadolu ,Yassine Gaidi, avec des bâtons, alors que les caméras de cinq autres journalistes ont été confisquées : Khalil Klai, correspondant d’Al Moutawasett; Latifa Anouer, correspondante de Radio 6; Soumaya Ouled Gharbia, correspondante des services de radiodiffusion d’État ; Seiffeddine Trabelsi, caméraman pour la station radio privée Shems FM; et Houssem Bouhell, caméraman de la radio privée Mosaique FM.

Un manifestant crie lors d’un ralliement appelant à une plus grande transparence sur le pétrole de la Tunisie. Plusieurs journalistes déclarent avoir été agressés par la police au cours des manifestations. (Reuters/Zoubeir Souissi)

Selon les journalistes locaux, les forces de l’ordre n’ont pas mené d’enquête ou n’ont pas tenus les membres des forces de sécurité publiquement responsables de ces attaques. Le Centre de Tunis pour la liberté de la presse a documenté 277 cas d’agression envers des journalistes en 2014, mais aucun d’entre eux n’a fait l’objet de poursuites malgré les nombreux témoignages de témoins et les rapports médicaux.

Un autre porte-parole du Ministère de l’Intérieur, Walid Loukani, a déclaré au CPJ que le ministère a enquêté sur des agressions présumées à l’encontre de journalistes par les forces de sécurité et que des « mesures punitives » ont été prises. Il n’a pas souhaité faire d’autres commentaires. Cependant, Bghouri, le chef du syndicat des journalistes, a déclaré au CPJ que les sanctions à l’encontre des auteurs de ces infractions ne sont pas rendues publiques par crainte d’éventuels problèmes avec les syndicats des employés des forces de sécurité.

Loukani a déclaré au CPJ que le Ministère de l’Intérieur a lancé un projet de formation sur la sécurité destiné aux journalistes et aux forces de sécurité en coopération avec le Syndicat national des journalistes tunisiens. Ce projet vise à former les journalistes aux mesures de sécurité à prendre lors des manifestations, et à apprendre à la police comment gérer les manifestants et les journalistes de manière non violente. La première séance de formation commune entre les journalistes et les forces de sécurité s’est déroulée le 5 juin.

 

 

Cependant, les menaces pour la sécurité des journalistes ne proviennent pas uniquement des forces de sécurité mais aussi des extrémistes. Le journaliste Soufiane Ben Farhat, qui écrit des articles sur la politique pour le quotidien La Presse, a été menacé de mort par des individus qui selon lui, sont affiliés à des groupes islamistes radicaux, qui se sont rendus chez lui, l’ont appelé au téléphone et ont envoyé des messages de menace en ligne. Il qualifie l’attitude des forces de sécurité et du pouvoir judiciaire face à ces menaces d’indulgente et déclare n’avoir jamais été informé du résultat des enquêtes ou des poursuites suite au signalement de ces menaces à la police.

Le porte-parole du Ministère de l’Intérieur, Loukani, a déclaré au CPJ que tous les journalistes menacés sont mis sous protection, y compris Ben Farhat, et n’a pas souhaité faire de commentaires sur les allégations remettant en question l’engagement des autorités à protéger les journalistes.

Des copies du quotidien progouvernemental Essahafa, montrant les visages de djihadistes tunisiens présumés tués lors de combats aux côtés de groupes extrémistes en Syrie, sont vendues dans un kiosk à Tunis. (AFP/Fethu Belaid)

Le 30 août, Ifriqiya lel Illem, un groupe de médias associé au groupe de militants de l’État Islamique, par l’intermédiaire de son compte Twitter, a déclaré que trois organes de presse tunisiens publiaient des mensonges et des rumeurs sur les djihadistes et a menacé de prendre des mesures de représailles. Les cibles étaient le journal privé Akher Khabar, le site Web d’actualités Hakaekonline et le journal électronique Business News. La Fédération tunisienne des directeurs de journaux et le Syndicat national des journalistes tunisiens ont exprimé leur soutien à ces organes de presse et ont appelé le Ministère de l’Intérieur à les protéger contre des attaques éventuelles.

Par ailleurs, après le massacre de Charlie Hebdo à Paris, selon les informations, un homme appelé Kamel Zarrouk qui est associé au groupe extrémiste interdit Ansar Al-Sharia a menacé les présentateurs TV Naoufel Ouertani et Moez ben Gharbia pour avoir exprimé leur soutien au personnel du journal satirique. Un enregistrement audio des menaces a été publié en ligne.

Le journaliste et caméraman Moez Soumrani, qui a travaillé auparavant pour la chaîne privée Ettounsiya, a trouvé des menaces de mort écrites sur le mur de sa maison à Bou Salem, Jendouba, dans le nord-ouest de la Tunisie le 16 juillet. Les voisins de Soumrani lui ont dit qu’un groupe d’hommes munis de couteaux et d’épées étaient à l’origine des graffitis. Il a déclaré au CPJ qua dans sa ville natale, il est constamment menacé et considéré comme athée parce qu’il travaille pour les médias. « J’ai reçu une autre menace de mort par e-mail le 28 juillet. Dans cet email, il est dit que ma tête doit être coupée » a déclaré Soumrani au CPJ. Selon lui, quatre des sept suspects de ces menaces de mort ont été arrêtés et attendent leur procès.

Lorsque la violence est perpétrée sur un sol étranger, le soutien du gouvernement semble être insuffisant, comme l’atteste le cas des journalistes de télévision tunisiens Sofiene Chourabi et Nadhir Guetari, qui ont disparu dans l’est de la Libye en septembre 2014. Les responsables libyens ont annoncé le 29 avril que les journalistes avaient été tués par l’État Islamique qui a revendiqué leur exécution, mais le gouvernement tunisien n’a pas confirmé leur mort. Les groupes œuvrant pour la liberté de la presse et les familles des journalistes ont accusé Tunis de faire preuve d’opacité et de lenteur dans la gestion de cette affaire.

« Nous avons eu deux gouvernements et les deux ont la même attitude: l’indifférence, » a déclaré Sami Guetari, le père de Nadhir Guetari, au CPJ. « Nous n’avons reçu aucun soutien psychologique ou social de la part du gouvernement. »

Plusieurs groupes tunisiens et internationaux œuvrant pour la liberté de la presse ont appelé le gouvernement à créer une unité de crise composée de représentants du gouvernement et de la société civile. Cette unité apporterait coordination et transparence au processus visant à localiser les journalistes et à informer les familles et les collègues du lieu où ils se trouvent. La formation de cette unité est encore en cours de discussion, selon une déclaration du syndicat des journalistes. En août, le Ministre tunisien des affaires étrangères, Tayeb Baccouche, a déclaré à l’agence de presse publique TAP qu’il disposait de nouvelles informations sur l’affaire et que les deux journalistes pourraient être en vie, mais n’a pas souhaité s’étendre sur le sujet.

 

 

Le piège dans lequel se trouvent les journalistes, entre les forces gouvernementales et les groupes extrémistes qu’elles se sont jurées de combattre, ne peut avoir qu’un effet négatif sur la liberté de la presse, mettant d’une part la pression sur les organes de presse pour qu’ils démontrent leur alliance avec le gouvernement et décourageant d’autre part les journalistes à couvrir certaines histoires, même si elles pourraient être d’intérêt public. L’atmosphère de la menace législative et de l’impunité des attaques contre les journalistes par les forces de sécurité et d’autres acteurs, semble avoir déjà un effet paralysant dans certains organes de presse, certains rédacteurs et propriétaires de médias étant réticents à publier ou à diffuser des reportages critiques.

Jihene Laghmari, Imen Hamdi, et Basma El Waer, trois journalistes qui travaillent pour le quotidien privé Attounissia, ont organisé un sit-in le 4 mai pour protester contre ce qu’ils appellent l’extrême censure et pression imposées par leurs rédacteurs. (Après trois jours, des négociations ont été engagées entre les représentants du syndicat des journalistes et le propriétaire du journal qui ont débouché sur un accord visant à améliorer le statut professionnel et les conditions de travail des employés de l’organisation.)

Neji Bhouri, président du Syndicat des journalistes tunisiens, s’adresse aux membres en janvier après la revendication par l’État Islamique de l’assassinat des deux journalistes portés disparus en Lybie. (AFP/Fethi Belaid)

Laghmari a déclaré au CPJ que les journalistes avaient été empêchés par leurs rédacteurs de couvrir certaines histoires, comme celles traitant de la corruption ou des défaillances des forces de sécurité. Selon elles, dans d’autres affaires, le contenu des histoires avait été modifié à l’insu des journalistes ou sans leur permission avant la publication.

« On m’empêche de rédiger des analyses, et je suis constamment interrogée (par les rédacteurs) sur le contenu que je produis, » a déclaré Laghmari. La direction d’Attounissia n’a pas souhaité faire de commentaires.

Soumrani, le journaliste d’enquête qui travaillait auparavant pour Ettounsiya, a déclaré au CPJ qu’il avait du mal à faire diffuser ses enquêtes sur la corruption au sein du pouvoir judiciaire et des forces de sécurité. « On m’a dit à maintes reprises de garder le silence, » a déclaré Soumrani. La chaîne n’a pas souhaité faire de commentaires.

 

 

Pendant ce temps, le régulateur de la radiodiffusion tunisienne est au cœur d’un tourbillon qui a divisé une grande partie de la communauté des journalistes. La Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), qui est censée réglementer les chaînes tunisiennes de radio et de télévision, suscite la controverse depuis sa création en mai 2013.

La HAICA, qui est chargée de faire respecter une séparation entre les partis politiques et la propriété des organes de presse, se compose de neuf membres du conseil nommés par six organismes : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif, des magistrats, des organisations de journalistes, des organisations représentant les professionnels non journalistes dans le secteur des médias, et une organisation des propriétaires d’organes de presse et de communication. Les règles de la HAICA empêchent les détenteurs de licence et la direction d’organes de presse de devenir aussi membres de partis politiques.

Une image de Sofiene Chourabi et de Nadhir Guetari est accrochée à une caméra en mai. Le gouvernement tunisien est accusé de faire preuve d’opacité concernant le cas des journalistes, que l’État Islamique prétend avoir tués en Lybie. (AFP/Fethi Belaid)

Certains entrepreneurs des médias qui sont aussi membres de partis politiques ont reproché à ces règles de limiter leur liberté d’expression, et l’impartialité de la HAICA a été remise en question par plusieurs organes de presse et partis politiques locaux.

D’autres soutiennent ces règles. Hichem Snoussi, membre de la HAICA, a déclaré que le régulateur a subi beaucoup de pressions de la part d’hommes d’affaires et de politiciens influents qui cherchent « à posséder les médias et l’opinion publique directe. »
  
Un organe de presse, la chaîne islamiste privée Zitouna TV, s’est notamment retrouvée entre deux feux. Une licence lui a été refusée au motif que le directeur était aussi membre du conseil de direction du parti politique islamiste Ennahda, anciennement au pouvoir. Après avoir démissionné de la chaîne, Zitouna TV a déposé une nouvelle demande de licence, mais on lui a dit qu’elle devait d’abord fermer avant que la HAICA ne considère sa nouvelle demande. La chaîne a continué à opérer et en juillet, la HAICA a essayé de saisir son matériel, mais celui-ci avait été déplacé ailleurs. Selon le rédacteur  en chef de Zitouna TV, Lotfi Touati, on refuse à la chaîne une licence à cause des enseignements islamistes qu’elle diffuse.

En réponse, Snoussi a déclaré au CPJ que Zitouna est « une façade pour le travail partisan soutenu par des ressources financières inconnues ».

La HAICA a été encore plus affaiblie par les démissions de quatre membres cette année et l’année dernière, au motif que l’organisation ne respectait pas le pluralisme et la diversité et prenait des décisions qui menaçaient l’indépendance des organes de presse. Avec les toutes dernières démissions d’avril, le nombre des membres de la HAICA  est passé en dessous du quota requis pour fonctionner, et le gouvernement est intervenu par l’intermédiaire d’un décret pour désigner trois nouveaux membres.

Le parlement est censé modifier la loi qui réglemente la HAICA et ses membres, et remplacer l’organisation par un nouvel organisme dont les membres seraient élus par le parlement, mais au moment de la rédaction du présent article, on ne savait pas exactement quand cela aurait lieu.

 

 

Alors qu’il est confronté à des défis réels et croissants en matière de sécurité, le gouvernement tunisien doit trouver un moyen de trouver le juste milieu entre la protection des citoyens et la préservation des acquis de sa révolution. Le gouvernement devrait travailler avec l’opposition et la société civile pour faire en sorte que les nouvelles lois soient à la hauteur de la constitution progressiste et des normes internationales. La propension du gouvernements à réagir aux menaces terroristes par des mesures qui portent atteinte à la liberté de la presse, entre autres droits, ne fait que mettre les journalistes en danger et priver potentiellement le public d’informations vitales. À travers l’élimination des menaces législatives, la lutte contre l’impunité des attaques contre les journalistes, et la collaboration avec sa société civile engagée, le gouvernement tunisien peut contribuer largement à maintenir un climat propice à la liberté des médias et à une société saine.

L’Associé de recherche du CPJ au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, Yasmin el-Rifae, a apporté sa contribution à ce rapport.

Safa Ben Said est une journaliste indépendante basée à Tunis qui se consacre à la justice transitionnelle et à la liberté d’expression. Elle était auparavant directrice de rédaction à Tunisia Live.

 

 

Recommandations du CPJ au gouvernement tunisien :

  1. Renverser la tendance des menaces législatives envers la presse en supprimant immédiatement les plans visant à introduire ou à promulguer une législation qui pourrait menacer les journalistes, y compris la loi sur la cybercriminalité et la loi sur la répression des attaques contre les forces armées.
  2. S’engager publiquement à mettre en œuvre les mesures de protection existantes pour la presse, notamment le Décret 115, qui interdit l’emprisonnement des journalistes en relation avec leur travail, et à réintroduire l’avant-projet de la Loi fondamentale sur le droit d’accès à l’Information au parlement.
  3. Modifier la législation antiterroriste pour restreindre sa définition des « crimes terroristes » et  « secrets défense », et pour faire en sorte qu’elle ne soit pas utilisée contre les journalistes influents.
  4. Fournir aux journalistes qui sont menacés par des groupes de militants extrémistes une protection adéquate et mener des enquêtes rigoureuses sur ces menaces.
  5. S’assurer que les forces de sécurité répondent des agressions qu’elles perpétuent à l’encontre des journalistes et rendre publiques les enquêtes sur ces agressions par les forces de l’ordre. Redoubler d’effort pour former la police sur la manière de travailler avec les journalistes lors des manifestations et dans d’autres situations sensibles.
  6. En consultation avec la société civile tunisienne, former une unité de crise composée de représentants du gouvernement et de la société civile pour répondre du cas de Sofiene Chourabi et Nadhir Guetari, qui sont portés disparus en Lybie.
  7. Abandonner les accusations restantes contre Noureddine Mbarki et les autres journalistes faisant l’objet d’accusations criminelles en relation avec leur travail.
  8. Veiller à ce que la composition du nouvel organisme chargé d’organiser la presse et succédant à la HAICA soit diversifiée et indépendante de toute influence politique ou partisane.
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