Une presse loyale

L’indépendance est synonyme d’isolation pour les journalistes dans l’Égypte de Sisi
Par Ursula Lindsey

Lorsque le Président Abdel Fattah el-Sisi est arrivé au pouvoir en Égypte en 2014, après avoir orchestré le renversement du Président islamiste Mohamed Morsi par l’armée, il a promis de rétablir la paix et la prospérité grâce à un leadership fort.

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Attacks on the Press book cover
Attacks on the Press book cover

Mais depuis, l’idée que se fait Sisi de la force revient à faire taire ceux et celles qui ne sont pas d’accord avec lui, et à considérer la critique ou la documentation d’abus comme une menace pour la sécurité nationale. Son gouvernement a élaboré de nouvelles stratégies sans précédent pour limiter la liberté d’expression, notamment en exploitant et en encourageant la polarisation au sein des médias – en tournant les journalistes les uns contre les autres – et en sapant la confiance du public dans les médias, qu’il utilise de concert avec des tactiques traditionnelles de censure, telles que le blocage des recettes publicitaires des organes de presse pour les forcer à s’autocensurer.

Sisi possède à son actif une économie à la dérive, une insurrection croissante dans la Péninsule du Sinaï et une série de décisions stratégiques erratiques et dépourvues de tout sens de responsabilité, et a répondu aux questions et aux plaintes inévitables des citoyens égyptiens et des médias par de nouvelles mesures répressives. Tandis que des dizaines de milliers de prisonniers politiques sont incarcérés en Égypte, les services de sécurité de Sisi ont kidnappé, torturé et détenu des citoyens dans des lieux secrets, les obligeant parfois à avouer des crimes fabriqués de toutes pièces.

Manifestation contre l'emprisonnement du photojournaliste Mahmoud Abou Zeid, connu sous le nom de Shawkan, devant le syndicat des journalistes au Caire, le 12 juillet 2014. L'Égypte cherche depuis quelques années à faire taire ses critiques. (AP/Amr Nabil)
Manifestation contre l’emprisonnement du photojournaliste Mahmoud Abou Zeid, connu sous le nom de Shawkan, devant le syndicat des journalistes au Caire, le 12 juillet 2014. L’Égypte cherche depuis quelques années à faire taire ses critiques. (AP/Amr Nabil)

Les journalistes sont en première ligne du combat mené pour défendre les libertés prêtes à s’effondrer et la primauté du droit, et les autorités égyptiennes utilisent tous les moyens disponibles pour faire taire, intimider et sanctionner les reporters qui ne véhiculent pas la propagande officielle. Les journalistes qui dénoncent les violations des droits de l’homme, qui couvrent les manifestations ou qui évoquent les critiques à l’égard des politiques gouvernementales sont traités comme des ennemis déloyaux et sont la cible de représailles.

Ces représailles revêtent des formes multiples, de l’utilisation de médias partisans du gouvernement pour salir et attaquer les journalistes « déloyaux » au blocage des recettes publicitaires des organes de presse qui ont été critiques à l’égard du gouvernement ou qui ont simplement dénoncé ses échecs. D’autres tactiques employées traduisent une escalade sans précédent d’anciens moyens de répression, tels que l’emprisonnement, la condamnation à mort, la déportation ou d’autres formes de harcèlement de journalistes. Résolu à empêcher les types de mobilisations de masse observées durant le printemps arabe, le gouvernement de Sisi ne tolérera aucun dissident et se méfie beaucoup des médias régionaux qu’il considère comme des influences déstabilisatrices.

« Les médias grand public sont encore très fidèles au Président et très propagandistes », a déclaré Shahira Amin, une journaliste qui a démissionné de la télévision publique à l’occasion du soulèvement contre l’ancien Président Hosni Mubarak. Elle a ajouté qu’elle n’était plus autorisée à travailler à la télévision égyptienne suite à la diffusion de ses propres reportages critiques.

En 2016, Amin a déclaré que « des voix critiques commencent à s’élever, signe d’une déception grandissante » à l’égard de Sisi, qui, affirme-t-elle « n’a pas apporté la sécurité et la stabilité qu’il avait promises ». De telles critiques sont inacceptables pour un président qui a rappelé le public à l’ordre en affirmant : « N’écoutez que moi. » Il en résulte une spirale continue d’instabilité, de dissidence et d’autres mesures de répression. « La critique se fait de plus en plus entendre », a déclaré Amin. « Et ils essayent de sévir encore plus. »

Malgré la censure et la répression, les médias indépendants dynamiques du pays continuent la lutte, en basculant, dans bien des cas, sur des plateformes en ligne plus difficiles à contrôler, même si elles ne sont pas à l’abri de représailles. Un recensement des journalistes emprisonnés publié par le CPJ le 1er décembre 2016 a révélé qu’au moins 25 journalistes étaient actuellement incarcérés par les autorités égyptiennes à cause de leurs reportages – soit le nombre le plus élevé dans le pays depuis que le CPJ a commencé à recueillir des données sur les journalistes emprisonnés en 1990. La menace d’emprisonnement s’inscrit dans une atmosphère d’intimidation incessante dans laquelle les autorités imposent la loi du silence sur les sujets sensibles et font pression sur les médias pour qu’ils censurent les reportages critiques. Selon des recherches menées par le CPJ, des organes de presse entiers, comme Al-Jazeera et l’Agence turque Anadolu, ont été interdits d’exercer ou obligés de fermer leurs bureaux.

Au printemps 2016, trois journalistes ont été condamnés à mort par contumace, tandis que d’autres ont été déportés sans motif valable, placés en détention préventive pendant une période supérieure au délai légal de deux ans, ou inculpés, entre autres, de terrorisme, de vandalisme, de meurtre ou de publication d’informations mensongères. Le gouvernement de Sisi a aussi pris pour cible le syndicat des journalistes en pénétrant dans ses locaux pour arrêter deux reporters et en portant des accusations à l’encontre des leaders du groupe qui avaient affiché leur solidarité avec leurs collègues détenus.

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Selon des recherches menées par le CPJ, l’Égypte est devenue en 2016 le pays qui emprisonne le plus de journalistes dans le monde après la Turquie et la Chine. Les journalistes sont fréquemment arrêtés par les forces de sécurité lors de descentes nocturnes à leur domicile, et certains ont dû répondre à des accusations clairement fabriquées de toutes pièces, ont été torturés, placés en détention ou témoins du harcèlement de leurs familles. Les journalistes sont uniquement visés parce qu’ils ont couvert des manifestations et des violations des droits de l’homme, telles que la dispersion mortelle de l’occupation de la place Rabia-El-Adaouïa au Caire en août 2013 – un massacre au cours duquel plus de 600 partisans du Président destitué Morsi ont été tués par les forces de sécurité, selon les informations publiées et les chiffres du Ministère égyptien de la santé.

En avril 2015, le CPJ a documenté trois journalistes condamnés à la perpétuité. Ceux-ci, avec d’autres journalistes, étaient accusés de « fabriquer des images et des scènes suggérant la présence de morts et de blessés parmi les manifestants, de préparer des déclarations en langue étrangère et de les publier en dehors de l’Égypte pour insinuer que les forces de sécurité ont recouru à une force excessive et ont violé les droits de l’homme » selon l’organisation non-gouvernementale de défense des droits de l’homme Alkarama.

Le photographe de presse Mahmoud Abou Zeid, aussi appelé Shawkan, a également été emprisonné pour avoir documenté ce qu’il s’était passé à Rabia. Il a été arrêté le 14 août 2013 alors qu’il photographiait les opérations de sécurité sur la place pour l’agence Demotix. Shawkan, qui a été présenté devant un tribunal égyptien pour la première fois en mai 2016, a déclaré au juge : « Je suis en prison pour avoir fait mon travail. »

Le jeune homme de 27 ans, amaigri, était alors détenu depuis plus de 1000 jours, ce qui est en contravention de l’Article 143 du Code des procédures criminelles, qui appelle à la libération immédiate de tout détenu placé en détention, avant le procès, pendant plus de deux ans sans avoir été condamné. « Nous demandons sa libération à chaque séance », a déclaré l’avocat Taher Abu Nasr en juillet 2016, « mais le tribunal ne répond pas ».

« Il n’existe aucune preuve contre lui. Il n’aurait pas dû passer une seule nuit en prison », a déclaré le frère de Shawkan, Mohamed Abou Zeid, lors d’une interview téléphonique en juillet 2016.

Aux côtés de 738 autres prévenus, dont le guide suprême des Frères musulmans, Shawkan a comparu devant la justice en décembre 2015, inculpé de protestation illégale, d’usage de la force, de possession illégale d’armes, de vandalisme, « d’intention terroriste », d’appartenance à un groupe interdit (les Frères musulmans), d’attaques contre les forces de police et de meurtre – des accusations éventuellement passibles de la peine de mort, selon l’avocat de Shawkan et des rapports d’Amnesty International.

Dans une lettre datée de mars 2015 envoyée depuis la prison et publiée sur le site Web d’Amnesty International, Shawkan a déclaré qu’il avait été battu pendant sa détention et qu’on lui avait refusé l’accès à un traitement médical pour soigner ses blessures. « Je partage une cellule qui mesure trois mètres sur quatre avec 12 prisonniers politiques », a-t-il écrit. « Nous n’avons aucun accès à la lumière du jour ou à l’air frais pendant des jours ou des semaines durant. Ma détention a été prolongée de 600 jours depuis mon arrestation. Je n’ai été inculpé d’aucun crime. J’ai été emprisonné sans que l’on ait mené d’enquête sur les charges fabriquées de toutes pièces retenues contre moi. Je suis un photojournaliste, pas un criminel. Ma détention prolongée est psychologiquement insoutenable. Même des animaux ne survivraient pas dans de telles conditions. »

Dans une lettre datée de décembre 2015, Shawkan a écrit : « Bien sûr, après plus de 850 jours dans un trou noir sans équité ni justice, je suis dans les limbes. Simplement parce que je faisais mon travail de photographe. Je suis en prison sans même savoir pourquoi. J’ai le regret de vous dire que « je suis devenu une personne remplie de désespoir. »

Ce désespoir est partagé par sa famille. « Il est dans un état psychologique et physique précaire », a déclaré son frère, qui craint que les autorités, qui ont incarcéré Shawkan pendant plus de deux ans avant de le mettre en examen, ne fassent traîner le procès pendant plusieurs années. « L’avocat ne peut rien faire, la société civile ne peut rien faire, personne ne peut rien faire – il va mourir, c’est tout », a déclaré Mohamed Abou Zeid.

À l’époque où Shawkan témoignait pour la première fois pour sa propre défense au tribunal, trois journalistes étaient condamnés à mort dans une autre affaire. Ibrahim Helal, ancien directeur de l’information d’Al-Jazeera Arabic, Alaa Sablan, reporter d’Al-Jazeera, et Asmaa Al-Khatib, rédactrice en chef de Rassd News Network, ont été accusés, aux côtés de l’ancien Président Morsi et de sept autres personnes, de tenter de partager des secrets d’État avec le Qatar. En mai 2016, les trois journalistes ont été condamnés à mort par contumace.

Al-Jazeera Arabic a soutenu le soulèvement contre l’ancien Président Mubarak, et dans les années qui ont suivi, a procuré une plateforme d’expression et une couverture médiatique favorable aux Frères musulmans. Le Qatar, le riche émirat où est basé le réseau d’information, a été rapidement considéré comme un partisan du groupe islamiste.

Quelques heures après l’arrestation de Morsi par les militaires, des soldats ont fait irruption dans les bureaux d’Al-Jazeera Arabic au Caire, obligeant la chaîne à cesser d’émettre. Après leur chute du pouvoir, les Frères musulmans ont été classés comme groupe terroriste, et le Qatar et Al-Jazeera ont été accusés de comploter aux côtés de l’organisation pour déstabiliser et prendre le contrôle du pays. Dans une affaire tristement célèbre, 10 reporters d’Al-Jazeera ont été reconnus coupables de venir en aide à une organisation terroriste. Sept ont été jugés par contumace ; parmi ceux qui étaient détenus en Égypte, un a été déporté et deux autres ont obtenu la grâce présidentielle après une campagne internationale de solidarité et des années de lobbying en leur nom.

Les relations entre l’Égypte et le Qatar demeurent très tendues. En février 2015, suite à la remise en cause par le Qatar des opérations militaires de l’Égypte en Lybie, les responsables égyptiens ont accusé le Qatar de « soutenir le terrorisme » et dans le journal Al Ahram appartenant à l’État, on pouvait lire en gros titre que le Qatar (aux côtés de la Turquie et des États-Unis) faisait partie du « Triangle des forces du mal [qui] sème chaos et destruction ».

Ibrahim Helal, le directeur de l’information d’Al-Jazeera jugé par contumace, pense qu’il est plus facile pour certains médias égyptiens et pour le gouvernement d’accuser le Qatar et Al-Jazeera de prétendus complots que de faire face aux nombreux problèmes du pays.

« Ils vivent dans cette illusion que des ennemis veulent s’en prendre au pays », a déclaré Helal, « au lieu de voir la réalité en face, à savoir que le pays est en échec en raison de l’absence de démocratie et de droits de l’homme ». Helal, qui vit en exil à Doha, a ajouté que, « si c’était un pays démocratique, j’essaierais d’y retourner pour me défendre ». Mais, a-t-il déclaré, « vous savez combien de gens meurent en prison en Égypte aujourd’hui ».

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Parmi les quelques institutions qui ont continué à s’exprimer au nom des reporters emprisonnés ou visés de toute autre façon, le syndicat des journalistes est devenu lui-même une cible après avoir offert refuge et solidarité aux journalistes. L’animosité du gouvernement envers l’organisation est devenue apparente après un incident concernant deux îles de la mer Rouge qui ont été cédées par l’Égypte à l’Arabie Saoudite au printemps 2016.

L’annonce inattendue de la cession de ces îles a déclenché une vague d’indignation nationaliste en Égypte, et la frustration grandissante suscitée par Sisi a abouti à la première grande manifestation publique depuis le début de son mandat, le 15 avril 2016. Les chroniqueurs et les présentateurs de télévision se sont aussi lancés dans une critique sans précédent du Président et de son gouvernement.

Les autorités ont réagi rapidement en arrêtant des centaines de manifestants, dont beaucoup ont été par la suite condamnés à des peines de prison de trois à cinq ans. Le gouvernement a aussi sanctionné les journalistes qui avaient couvert les manifestations et a imposé le silence concernant le transfert des îles et les manifestations qu’il avait déclenchées. Il a de plus en plus recours à ces silences médiatiques sur des sujets tels que le meurtre de l’étudiant italien Giulio Regeni et les opérations militaires dans le Sinaï.

Le rédacteur en chef Amr Badr et le reporter Mahmoud al-Sakka, qui travaillent tous deux pour le site Web d’actualité Yanair, ont été mis en examen pour propagation de fausses informations, incitation du public et conspiration visant à renverser le gouvernement suite aux informations qu’ils avaient publiées sur le transfert des îles et les manifestations. Après la descente de police à leur domicile, les deux journalistes ont trouvé refuge dans les bureaux du syndicat de journalistes au centre du Caire, dans lequel ils prévoyaient de camper pour sensibiliser l’opinion à leur calvaire.

Le syndicat est depuis longtemps un « lieu sûr » pour les journalistes et la liberté d’expression, dans lequel ils peuvent organiser des conférences de presse sur des sujets sensibles et autres rassemblements, y compris des manifestations, sur le pas de sa porte. La police a souvent bloqué les rues environnantes et bouclé le périmètre, mais s’est toujours gardée de pénétrer dans le bâtiment, ce qui, en vertu du droit égyptien, nécessite une ordonnance du procureur et la présence du président du syndicat. Dans la continuité des mesures de plus en plus drastiques prises par Sisi contre les médias, la police a fait une descente dans le bâtiment et a arrêté Badr et al-Sakka, rompant ainsi avec les précédents établis et la loi. Selon des témoins, des dizaines d’agents de la sécurité nationale ont forcé le passage lorsque les gardes de sécurité du syndicat ont tenté de s’interposer. « C’est la première fois que cela se produit dans l’histoire de l’Égypte », a déclaré Khaled El-Balshy, rédacteur en chef du site Web Albedaiah et directeur du comité des libertés du syndicat.

Les actions des forces de sécurité ont conduit à une occupation et à la publication d’une déclaration des journalistes appelant à la démission du ministre de l’intérieur et à la libération de tous les journalistes emprisonnés. Le ministère a répondu que seuls quatre policiers avaient pénétré dans les bureaux du syndicat et que Badr et Sakka s’étaient volontairement livrés (les autorités ont aussi affirmé qu’elles avaient obtenu une ordonnance du procureur, bien que d’autres témoins disent que les agents n’en ont produit aucune à l’époque). Des e-mails envoyés par le ministère qui comportaient des instructions sur la manière de gérer la crise et qui ont été plus tard accidentellement fuités, suggéraient que des experts en sécurité participent à des émissions-débats « amicales » pour promouvoir la version des événements du ministère. Dans l’un de ces e-mails, on pouvait lire que le ministère « ne peut pas revenir sur sa position maintenant, parce que cela reviendrait à dire qu’une erreur a été commise, et si c’était le cas, qui en serait responsable et à qui demanderait-on des comptes ? »

Au début, presque tous les organes de presse égyptiens – y compris ceux appartenant à l’État – ont exprimé leur indignation à propos de la descente de police. Mais après quelques jours, bon nombre d’entre eux ont commencé à prendre leur distance vis-à-vis du syndicat et à critiquer ses dirigeants pour avoir prétendument politisé et exacerbé le conflit. Certains commentateurs ont déclaré que le syndicat outrepassait ses limites et était manipulé par les Frères musulmans. Pour avoir offert refuge à leurs collègues et avoir politisé les actions de la police, El-Balshy, ainsi que le président du syndicat, Yehia al-Kalash et le secrétaire général Gamal Abdel-Reheem, ont été mis en examen pour hébergement de fugitifs recherchés et propagation de fausses informations qui déstabilisent et incitent l’opinion publique.

Pour El-Balshy, les poursuites engagées contre lui et ses collègues visaient à affaiblir le syndicat qui avait exprimé des réserves concernant un nouveau projet de loi sur la presse, avait milité au nom de journalistes emprisonnés comme Shawkan, et avait dénoncé les descentes de police au petit matin, les détentions punitives et les disparitions forcées de reporters.

« L’objectif est de mettre la pression sur le syndicat, de l’empêcher de jouer son rôle et de défendre ses membres », a déclaré El-Balshy.

Tandis que les peines d’emprisonnement et les condamnations à mort sont les pires menaces brandies contre les reporters, les journalistes égyptiens qui essayent de couvrir l’actualité de manière critique et indépendante sont confrontés à d’autres formes d’intimidation cautionnées par l’État, notamment en étant surveillés, menacés ou visés par des campagnes de dénigrement. La déportation et les interdictions de voyager sont aussi devenues de plus en plus répandues. Les reporters locaux peuvent découvrir à l’aéroport qu’ils sont interdits de voyage, tandis que les journalistes étrangers sont plus susceptibles d’être détenus dès leur arrivée dans le pays, ou expulsés de manière inopinée.

Le 27 juin 2016, la présentatrice de télévision Liliane Daoud a été arrêtée à son domicile au Caire. Daoud, une britannique d’origine libanaise, était la présentatrice de l’émission-débat égyptienne « The Full Picture » diffusée sur ONtv, l’une des rares plateformes restantes dans les médias égyptiens sur laquelle on pouvait entendre des débats critiques sur les responsables et les politiques du gouvernement. Le contrat de Daoud avec ONtv avait été résilié un peu plus tôt ce jour-là.

Les agents de police qui ont pénétré dans sa maison et lui ont ordonné de les suivre se sont empressés de déclarer que leurs ordres étaient directement venus du ministère de l’intérieur et du « bureau du Président », a déclaré par la suite Daoud aux reporters. Aucune accusation n’a été portée contre elle. En tant que mère d’un enfant égyptien (l’ancien mari de Daoud est Égyptien), elle a légalement le droit de résider en Égypte, mais malgré cela, elle a déclaré au New York Times qu’on l’avait menacée à plusieurs reprises de déportation au cours de l’année passée et que les autorités avaient refusé de renouveler sa résidence, pour des raisons de sécurité. Et d’ajouter que des membres de son équipe de production avaient aussi été menacés d’arrestation.

Un responsable de la sécurité a déclaré à l’Associated Press le 28 juin 2016 sous couvert d’anonymat que Daoud avait dépassé les « bornes » dans son émission dans laquelle elle avait consacré des épisodes aux activistes emprisonnés, aux conditions d’emprisonnement et aux disparitions forcées.

« Malgré les circonstances difficiles dans lesquelles nous exerçons depuis les cinq dernières années », a déclaré Daoud au Misr Live News, « à aucun moment nous nous attendions à ce que le plafond de la liberté tombe à un niveau aussi bas que celui d’aujourd’hui ».

Le présentateur de télévision Lamis El Hadidi, qui est un fervent partisan de l’ancien Président Mubarak comme du Président Sisi, a déclaré à l’antenne que le cas de Daoud et les autres exemples d’intimidation de journalistes, « nous angoissent beaucoup. Est-ce que ce sont des signes avant-coureurs ? Des signaux ? Sommes-nous tenus d’arrêter de parler ? De nous taire, tout simplement ? »

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Compte tenu du large soutien populaire dont ont bénéficié l’armée et Sisi après le renversement des Frères musulmans en 2013, de nombreux observateurs ont du mal à s’expliquer la vague de répression incroyable qui s’est abattue sur les reporters, et le travail -acharné entrepris par les intérêts pro-gouvernementaux pour consolider encore plus le secteur des médias et le monopoliser.

La chaîne pour laquelle Daoud travaillait avant a récemment été vendue par l’homme d’affaires Naguib Sawiris au magnat de l’acier Ahmed Abu Hashima, qui est un partisan de Sisi et un contributeur majeur de son fonds « Longue vie à l’Égypte ». Lorsque Sisi a visité la ville de New York en septembre 2015, Hashima aurait été le principal bailleur de fonds d’une campagne pro-égyptienne qui faisait diffuser des annonces dans le Wall Street Journal et sur les panneaux d’affichage à Times Square. Hashima détient aussi une participation majoritaire dans le journal Al Youm Al Sabaa et prévoirait, selon de nombreux médias, d’acheter d’autres organes de presse.

Le marché des médias en Égypte est très concentré, et comme l’a documenté le site d’actualité indépendant Mada Masr, les hommes d’affaires qui possèdent les huit principales chaînes privées du pays entretiennent des relations cordiales avec le gouvernement. La majorité d’entre eux contribuent au Fonds « Longue vie à l’Égypte ».

Les hommes d’affaires savent qu’il est dans leur intérêt d’afficher leur soutien et leur loyauté à Sisi. En novembre 2015, une unité de police masquée et lourdement armée a traîné Salah Diab, le propriétaire du journal Al Masry Al Youm, hors de son lit et l’a arrêté pour possession d’armes sans permis. Des photos de Diab menottes au poing ont été prises par un photographe d’Al Youm Al Sabaa, le tabloïde appartenant à Hashima qui obtient régulièrement des tuyaux sur la sécurité et donc des exclusivités.

Les observateurs se sont demandés si la descente avait été déclenchée par la couverture d’Al Masry Al Youm ou par certaines remarques désobligeantes que Diab avait faites à l’égard de Sisi. Le magnat de la presse a accrédité la deuxième hypothèse dans une colonne intitulée « mes mots » qu’il a publiée dès sa libération, inquiet que quelque chose ait pu endommager sa relation avec le Président, dans laquelle il insistait sur le fait que son intention n’avait jamais été de se montrer critique et qu’il aimait le Président « comme des millions d’Égyptiens loyaux ».

La majorité des chroniqueurs et présentateurs de télévision les plus respectés du pays, qui ont été à la tête d’émissions-débats politiques percutantes dans les années suivant les soulèvements de 2011, ont démissionné ou ont vu leurs colonnes et leurs programmes annulés ces dernières années. Les services de sécurité, quant à eux, ne se sont pas contentés de mettre certains reporters et invités sur liste noire : ils font désormais régulièrement pression sur les propriétaires de médias et fuitent des informations – notamment des enregistrements d’appels téléphoniques personnels – avec, dans leur viseur, les activistes et les journalistes.

Selon un reportage d’enquête réalisé par l’activiste et journaliste Hossam Bahgat, des responsables du Service égyptien du renseignement général écriraient des colonnes, sous le couvert de pseudonymes, dans les médias égyptiens et dirigeraient une société-écran de presse qui a acquis un site Web d’actualité et produit une émission de télévision. Bahgat a depuis été arrêté et interrogé sur son reportage sur l’armée, et doit désormais être jugé pour des accusations en rapport avec l’Initiative égyptienne pour les droits personnels, l’ONG dont il est le fondateur.

Les médias publics et privés dirigés par des hommes d’affaires désireux de s’attirer les faveurs de la présidence, ou qui sont à la botte des services de sécurité, sont souvent les premiers à attaquer d’autres organes de presse et reporters lorsqu’ils publient des articles critiques. « Les campagnes de dénigrement sont plus virulentes que jamais », a déclaré Shahira Amin. « Si vous critiquez le gouvernement, on vous accuse d’être un espion ou un traître. » Amin a été accusée par des organes de presse égyptiens proches du gouvernement de promouvoir l’homosexualité, d’être athée et d’être « une amie des Juifs ». On l’a aussi accusée, dit-elle, « de faire partie d’un gouvernement de l’ombre formé à Berlin pour renverser le Président El-Sisi ».

Lorsqu’Amin a confronté le rédacteur en chef d’un magazine appartenant à l’État qui avait publié certaines de ces rumeurs, il lui aurait dit, selon elle : “Eh bien, si vous n’êtes pas dans notre camp, vous êtes contre l’État. En temps de guerre, il n’y a pas d’entre-deux. » 

Après une réunion avec des responsables de l’Union européenne portant sur les libertés des médias en Égypte, durant laquelle Amin a mentionné la répression dont étaient victimes les reporters, un de ses collègues l’a poursuivie en justice en l’accusant de répandre des informations mensongères, de ternir l’image de l’Égypte à l’étranger et de porter atteinte à ses intérêts. (Amin a finalement été acquittée).

Ces épisodes illustrent bien la façon dont les médias égyptiens sont intimidés, réduits au silence, infiltrés, récupérés et encouragés à attaquer d’autres collègues journalistes. En remettant sans cesse en cause le patriotisme des journalistes, en faisant l’amalgame entre leurs actions et le terrorisme et l’espionnage, les autorités ont aussi cassé la confiance que le public leur témoignait.

« On a l’impression que les trois dernières années de propagande intense ont retourné tous les membres de la population égyptienne, jusqu’au dernier, contre les journalistes », a déclaré Nour Youssef, une reporter qui a travaillé avec l’Associated Press et le New York Times. « Vous le ressentez avec chaque histoire – les gens pensent sincèrement que vous êtes un espion, ils ont peur de vous parler, ils sont agressifs. Il est aussi de plus en plus difficile de parler aux gens ordinaires, à l’instar des responsables gouvernementaux. » 

Ursula Lindsey écrit sur l’éducation, la culture, les médias et la politique dans le monde arabe.