Exilés : quand votre pays est l’endroit le plus dangereux pour les journalistes

Les journalistes syriens sont à la fois harcelés ou emprisonnés par le régime d’Assad et menacés ou attaqués par des groupes militants comme l’État Islamique, ce qui a contraint des dizaines d’entre eux à s’exiler. Voici quatre de leurs histoires. Un rapport spécial de Nicole Schilit pour le Comité pour la Protection des journalistes.

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Publié le 17 juin 2015

NEW YORK
Au cours de l’année écoulée, alors que l’attention des médias du monde entier était dirigée sur des affaires choquantes d’enlèvement et de meurtre de journalistes internationaux en Syrie, de nombreux journalistes locaux étaient confrontés aux mêmes dangers loin des projecteurs. Bon nombre de ceux qui avaient été harcelés ou emprisonnés par le régime Assad au début du conflit étaient désormais menacés ou attaqués par des groupes militants tels que l’État Islamique.

Cette situation a contraint au moins 16 journalistes syriens à fuir leur pays pour des raisons de sécurité entre juin 2014 et mai 2015 – rejoignant ainsi des dizaines d’autres journalistes à travers le monde qui prennent chaque année la décision difficile de quitter leur maison, leur travail, leur famille et leurs amis pour échapper aux risques de harcèlement, d’emprisonnement, d’enlèvement ou de meurtre en relation directe avec leur travail. Au cours de l’année, le programme d’aide aux journalistes du CPJ a aidé au moins 82 journalistes à fuir 30 pays différents. Le CPJ publie son enquête annuelle sur les journalistes en exil pour marquer la Journée Mondiale des Réfugiés qui aura lieu le 20 juin.

Depuis mars 2011, le CPJ a aidé 101 journalistes syriens à s’exiler ; au cours des cinq dernières années, le pays a enregistré plus de fuites de journalistes que n’importe quel autre pays au monde.

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L’histoire des journalistes exilés syriens est unique en son genre car un grand nombre de ceux qui se sont mis en danger pour documenter et diffuser les informations n’étaient pas du tout des journalistes au départ. Dès 2011, des dizaines d’hommes et de femmes syriens se sont munis de stylos, d’ordinateurs portables, de caméras vidéo, d’appareils photos et de téléphones pour montrer au reste du monde ce qui se passait dans leur pays, notamment parce que les journalistes internationaux étaient de plus en plus exclus ou en danger.

Les Syriens couvraient les évènements pour des centres de presse locaux, des sites d’information, des organes de presse régionaux, et des publications internationales, en documentant la vie quotidienne à l’intérieur du pays ainsi que le conflit. Ce travail n’était pas sans risque : la Syrie est pour la troisième année consécutive le pays le plus mortel pour les journalistes, avec au moins 83 tués en relation directe avec leur travail depuis la fin 2011.

Lorsque la situation est devenue trop dangereuse, certains journalistes ont été contraints de partir, en fuyant souvent dans un pays voisin tel que la Turquie, le Liban ou la Jordanie, où les menaces et le harcèlement se poursuivaient parfois. Finalement, plusieurs journalistes se sont réfugiés plus à l’ouest en Allemagne ou en France, où ils sont désormais en sécurité mais sont confrontés à des difficultés économiques et sociales.

Voici les histoires de quatre journalistes syriens et de leurs parcours vers l’exil.

Awad Alali

Awad Alali
Awad Alali

Awad Alali est un ingénieur de 27 ans qui a commencé à filmer les protestations dans sa ville natale de Dara’a dans le sud-ouest de la Syrie en 2011. Ses vidéos sur YouTube étaient souvent diffusées par des médias panarabes tels qu’Al-Arabiya et Al-Jazeera. Il a rejoint une organisation de média où il enseignait à de futurs journalistes comment utiliser des caméras vidéo et transmettre des clips vidéo. Ses reportages incluaient les noms et les circonstances des Syriens tués. Alali a reçu des menaces de mort sur sa page Facebook provenant à la fois des partisans du régime et de groupes extrémistes.

« Suite à notre travail, nos maisons ont été brulées et nos familles ont été menacées. Nous nous déplacions d’un endroit à un autre par peur du régime. Chaque fois que nous nous déplacions dans un endroit, nous étions en danger. »

Au printemps 2012, des agents ont détenu Alali dans le Service du renseignement général et de la sécurité de Dara’a pendant trois semaines. Il a déclaré au CPJ avoir été maltraité et contraint à signer une déclaration stipulant qu’il ne pratiquerait plus le journalisme.

Le 23 juillet 2012, Alali a fui avec sa femme en Jordanie. Il a travaillé comme entremetteur en mettant en relation les médias régionaux avec ses contact à Dara’a, avant de devenir directeur d’antenne pour deux chaînes satellite indépendantes syriennes. En juin 2013, il a commencé à travailler pour la station de télévision iraquienne Al-Abasiya basée à Amman, qui était critique à l’égard du gouvernement iraquien.


En juin 2014, les autorités jordaniennes ont perquisitionné les locaux d’Al-Abasiya. Plus d’une douzaine de membres du personnel, parmi lesquels Awad Alali, ont été arrêtés pour activités hostiles à l’État. « Nous avons été accusés de soutenir et de promouvoir le terrorisme, » a-t-il déclaré. Les membres du personnel d’Al-Abasiya ont finalement été acquittés d’ « actes terroristes sur Internet », selon une traduction des documents du tribunal.

Fin 2014, des organisations internationales de défense des droits de l’homme et de la liberté de la presse, parmi lesquelles CPJ, ont aidé Alali et sa femme à rejoindre la France. À partir de là, ils se sont rendus en Allemagne où ils vivent avec le frère et la sœur d’Alali.

« Je fais tout mon possible pour obtenir l’asile. La vie ici est difficile, si difficile … Je suis très reconnaissant de vivre en exil en Allemagne…mais être loin de son pays, c’est difficile. Nous sommes seuls. Il y a de nombreux réfugiés, mais pas vraiment de communauté. »

Lorsqu’on lui demande s’il compte retourner un jour en Syrie, Alali déclare : « C’est mon rêve. … ce à quoi j’aspire. »

Bassel Tawil

Bassel Tawil
Bassel Tawil

Avant le conflit en Syrie, Bassel Tawil, 28 ans, travaillait comme concepteur graphique mais lorsque les protestations ont éclaté en 2011, il a pris un appareil photo pour documenter les évènements dans sa ville natale de Homs. Il a contacté l’Agence France-Presse et très vite, ses photos de la vie à Homs ont été publiées dans The Boston Globe, The Los Angeles Times, Newsweek, et d’autres médias internationaux. Tawil est le fondateur de Lens Young Homsi, une page Facebook qui publie le travail de photojournalistes amateurs et professionnels syriens et les scènes de la vie quotidienne dans la province de Homs.

En 2012, un ami a dit à Tawil qu’il était recherché par le gouvernement, et qu’il pouvait donc être arrêté s’il était stoppé par la police ou des soldats à un poste de contrôle. Tawil pensait qu’il était visé parce que les photos qu’il publiait étaient signées. Il est resté à Homs et a continué à prendre des photos.

En mai2014, lors d’un cessez-le-feu entre les combattants de l’opposition et les forces gouvernementales, Tawil a essayé de quitter Homs mais a été arrêté par les autorités syriennes et détenu pendant 10 jours au cours desquels il a été battu et menacé. Après sa libération, Tawil a continué à être menacé par les agents de la sécurité. Il a essayé de se rendre au Liban mais a été refoulé parce que sa carte d’identité nationale était périmée. Lorsqu’il a essayé de la faire renouveler, les agents publics lui ont dit qu’il avait interdiction de quitter le pays. Tawil a finalement réussi à rejoindre Beyrouth avec l’aide d’un passeur.


Bassel Tawil a continué à être harcelé au Liban. Ses papiers d’identité ont été déchirés sous ses yeux à un poste de contrôle. Il était terrifié à l’idée d’être déporté vers la Syrie et a donc fait appel à l’Agence France-Presse qui l’a mis en contact avec des organisations internationales de défense de la liberté de la presse susceptibles de l’aider à quitter le Liban.

« Avec l’aide de [Reporters Sans Frontières] et du CPJ, j’ai réussi à obtenir une place à la [Maison des Journalistes, une résidence basée à Paris pour les journalistes exilés]. Cette association m’aide actuellement dans mes démarches pour obtenir l’asile. Je me sens en sécurité maintenant. Au Liban, je tenais mon appareil photo dans la rue et j’étais terrifié. Mais ici, personne ne vous regarde à deux fois quand vous prenez une photo. Vous êtes libre de vous balader avec votre appareil photo. Vous pouvez dire ce que vous pensez, ce que vous ressentez. Personne ne vous fera de mal. »

« Malgré tout, la vie est très difficile. Quand j’ai quitté le Vieux Homs, j’étais en très mauvais état… au cours des premiers mois, j’avais peur très facilement. Je sursautais au moindre bruit. Même maintenant, je ne me suis pas tout à fait adapté à la vie en dehors du siège. »

« Beaucoup de gens pensent que la photographie était un passe-temps mais c’est plus que ça maintenant. … Maintenant, c’est ce que je suis. … Je suis photographe. »

Mohammad Ghannam

Mohammad Ghannam
Mohammad Ghannam

Mohammad Ghannam, est un Palestinien de 36 ans qui, en dépit de son diplôme de génie mécanique, s’est tourné vers le journalisme en 2011 et a aidé à lancer le groupe Syria Today sur Facebook pour partager les informations sur Damascus.

« Les gens donnaient des nouvelles sur ce qui se passait dans chaque quartier et ville de Syrie. C’était du journalisme citoyen. Nous essayions simplement de publier ce qui se passait. »

Vers la fin 2011, quelqu’un qui recherchait une personne capable de parler anglais a contacté Syria Today sur Facebook. Ghannam s’est porté volontaire sans réaliser qu’il travaillerait avec un journaliste du Washington Post.

Un soir en 2012, alors qu’il quittait son travail, Ghannam a reçu un appel d’un ami le prévenant de ne pas rentrer chez lui. Les forces de sécurité syriennes étaient à la recherche de Ghannam et s’étaient rendues chez ses parents. Le journaliste a immédiatement quitté Damascus pour éviter d’être arrêté. Il a appris plus tard que sa propre maison avait été perquisitionnée.

Ghannam a commencé à photographier les évènements à Idlib et à Homs pour l’Associated Press et Reuters, sans apposer sa signature sur les photos publiées. En avril 2012, alors qu’il était en route vers Idlib, il a été stoppé par des membres des forces gouvernementales.

« La première question qu’ils m’ont posé était « Pourquoi as-tu un appareil photo? » »

Ils l’ont fait sortir de la voiture et l’ont frappé.

« Ils ont tout pris et m’ont arrêté. Ils m’ont torturé et m’ont contraint à faire une confession. J’étais soupçonné de « travailler avec les chaînes ennemies », « fabriquer de fausses histoires, » « organiser des protestations, » et « reprocher à l’armée la destruction des photos que j’avais prises», mais je n’ai jamais été officiellement inculpé dans un tribunal. »

Ghannam a été détenu pendant plus d’un an avant d’être libéré en juin 2013. Par crainte d’autres représailles, il a quitté la Syrie pour le Liban avec l’aide d’un passeur.


À Beyrouth, Mohammad Ghannam a rencontré Anne Barnard, Chef du bureau du New York Times. « Je lui ai demandé si elle avait besoin d’aide, et j’ai commencé à faire des reportages sur la Syrie. Elle m’a appris les ficelles. »

En novembre 2014, les autorités libanaises ont refusé de renouveler son visa. En tant que Palestinien, il s’est heurté à des difficultés supplémentaires pour obtenir un permis de travail et un titre de séjour. Barnard a contacté des organisations internationales de défense de la liberté de la presse au nom de Ghannam, et en février 2015, le journaliste a reçu un visa pour se rendre en France. Il vit désormais à Paris et a déposé une demande d’asile politique.

« J’ai lu le rapport du CPJ sur les journalistes exilés et je me suis aperçu que seuls 2 pourcents des journalistes étaient capables de continuer leur travail en exil. … Je veux continuer à travailler, mais je n’ai pas encore trouvé l’occasion de le faire. »

« Quand j’ai commencé, ce n’était pas parce que je cherchais un nouveau travail, mais simplement pour pratiquer mon activisme de manière différente. Le journaliste est quelqu’un qui a un message, pas quelqu’un qui cherche à gagner de l’argent. J’ai une passion pour ce métier. Pour moi, ce n’est pas pareil que travailler dans une usine ou dans un bureau. Vous devez avoir une motivation très spécifique pour être journaliste, sinon vous êtes stérile et vide. Je crains que même en apprenant le français, ce sera difficile pour moi de travailler comme journaliste. Je peux apprendre le français, rencontrer des Français, commander des choses en français, mais ce n’est pas pareil que pouvoir couvrir l’actualité et écrire en français. C’est un problème très spécifique. »

Yasmine Merei

Yasmine Merei, 33 ans, a commencé à couvrir l’actualité pour le magazine en ligne indépendant Al Haqiqa basé à Damascus en 2012 après avoir été déplacée de sa ville natale de Homs. Elle a notamment écrit sur les personnes déplacées à l’intérieur de leur pays et sur les questions relatives aux femmes.

En septembre 2012, peu après avoir réalisé quelques interviews avec des personnes déplacées, des amis de Merei lui ont dit que ses sources avaient été questionnées par le service du renseignement de sécurité. Des agents ont aussi posé des questions à un ami sur son journalisme. Plus tard au cours de ce même mois, les agents du renseignement ont arrêté ses frères et son père, même si elle ne savait pas si leur arrestation était liée à son travail.


En octobre 2012, les agents de sécurité du gouvernement ont rendu visite à Merei et ont menacé de l’arrêter. Elle a fui au Liban et s’est rendue un mois plus tard à Gaziantep, en Turquie.

Désormais inscrite comme réfugiée dans ce pays, Merei écrit pour Saiedet Souria, un magazine syrien basé en Turquie, et le journal Al-Araby Al-Jadeed basé à Doha. Elle reçoit encore des menaces par médias sociaux interposés provenant d’individus non identifiés.

Cela n’a pas été facile de quitter sa famille et de s’adapter à un nouveau pays. Les frères de Merei sont au Liban et son père est décédé peu de temps après sa libération.

« Je pense que le journalisme syrien est important et nécessaire. [Certains] écrivent pour un public et non pas pour la vérité. Mais le journalisme syrien me donne de l’espoir pour l’avenir, parce qu’il y a des gens qui travaillent et qui essayent de faire de leur mieux. »

Nicole Schilit est associée du Programme d’Aide aux Journalistes. Elle a obtenu une maîtrise en administration publique à l’École des Affaires publiques et internationales de l’Université Columbia ainsi qu’un baccalauréat en photographie documentaire à l’Oberlin College, dans l’Ohio. Les entrevues ont été menées par Lilah Khoja, stagiaire dans le programme d’aide aux journalistes du CPJ.

Toutes les photos avec l’aimable autorisation des journalistes.

MÉTHODOLOGIE: Le rapport annuel du CPJ sur les journalistes exilés tient uniquement compte des cas qui ont été soutenus par le programme d’Aide aux Journalistes de l’organisation. Le CPJ utilise ces recherches, combinées à une analyse d’expert, pour identifier les tendances mondiales. L’enquête inclut uniquement les journalistes qui ont fui en raison de persécutions liées à leur travail, qui sont restés en exil pendant au moins trois mois et dont le CPJ connaît l’emplacement et les activités actuels. L’enquête n’inclut pas les nombreux journalistes et professionnels des médias qui quittent leurs pays pour des raisons professionnelles, ceux qui fuient la violence générale, ou ceux qui ont été ciblés pour des activités autres que le journalisme, telles que l’activisme politique.