Attaques contre la presse en 2010: Le Rwanda

Principaux Développements
• Le gouvernement suspend des journaux en langue kinyarwanda avant l’élection présidentielle.
• Le rédacteur en chef adjoint d’un journal critique à l’égard du gouvernement assassiné. Un scepticisme plane sur l’enquête policière.

Statistique Cle
93 pour cent des suffrages remportés par le président sortant Paul Kagame lors de la présidentielle. Face à lui, aucune opposition crédible.

Devant une foule de milliers de personnes à Kigali, la capitale rwandaise, quelques jours avant sa réélection en août dans un scrutin presque sans opposition, le président Paul Kagame a déclaré que «ceux qui donnent à notre pays une mauvaise image peuvent prendre une corde et se pendre», a rapporté la chaîne britannique, BBC. L’antagonisme de Kagame à l’égard de ses détracteurs a guidé le traitement de la presse par son administration tout au long de l’année électorale. Ainsi, le gouvernement a fermé les deux principaux hebdomadaires indépendants du pays en avril, réduit au silence plusieurs autres organes de presse dans les semaines ayant précédé le vote, et traduit en justice des journalistes détracteurs de sa gestion. Dans une affaire qui a défrayé la chronique, le rédacteur en chef adjoint de l’hebdomadaire indépendant Umuvugizi, Jean-Léonard Rugambage, a été abattu devant son domicile de Kigali, apparemment dans un assassinat planifié. La police a immédiatement indiqué que le meurtre était une vengeance pour la prétendue implication de ce journaliste dans le génocide de 1994, une conclusion qui a été accueillie avec un profond scepticisme par les journalistes.

ATTAQUES CONTRE LA PRESSE EN 2010
Préface
Introduction
Analyse sur L’Internet
Analyse Afrique
Afrique du Sud
Angola
Cameroun
Ethiopie
Nigeria
RDC
Rwanda
Somalie
Ouganda
Zimbabwe
En bref

Kagame, au pouvoir depuis 1994, a remporté 93 pour cent des suffrages dans l’élection présidentielle du 9 août. Bien que les réussites économiques du pays étaient un atout de taille pour le président, son gouvernement n’a laissé aucune chance à l’opposition. En effet, trois partis d’opposition ont été effectivement écartés de l’élection, laissant Kagame sans adversaire crédible. Des dirigeants de l’opposition comme Victoire Ingabire des Forces démocratiques unies et Bernard Ntaganda du PS-Imberakuri ont été arrêtés au milieu de l’année sous des accusations de véhiculer « l’idéologie du génocide» et de «divisionnisme» en vertu de lois vagues apparemment destinées à réprimer le discours de la haine, mais souvent utilisées pour museler les dissidents. André Kagwa Rwisereka, un dirigeant du Parti Vert (opposition) a été retrouvé mort dans le sud du Rwanda en juillet. Les trois candidats en lice étaient largement en faveur du Front patriotique rwandais (FPR) au pouvoir. Les observateurs dans le groupe des nations du Commonwealth, auquel le Rwanda a récemment adhéré, se sont dits préoccupés par l’absence des « voix critiques d’opposition».

Et ce fut le même cas dans la presse. A partir du début de l’année, des alliés du président et des organismes gouvernementaux ont déclenché une vague d’attaques juridiques et administratives contre les organes de presse qui passent au crible la gestion de l’administration. En février, un magistrat de Kigali a infligé des peines de prison à trois journalistes de l’hebdomadaire en langue kinyarwanda, Umuseso, notamment le rédacteur en chef adjoint Didas Gasana, le reporter Richard Kayigamba et le directeur de publication en exil, Charles Kabonero, sous des accusations de violation de la vie privée. L’affaire découle d’un article alléguant que le ministre des Affaires gouvernementales, Protais Musoni, et la maire de Kigali, Aisa Kirabo Kacyira, s’étaient engagés dans une relation extraconjugale. Ces deux responsables ont nié entretenir une telle relation. Les peines d’emprisonnement contre les journalistes ont été suspendues en attendant l’appel.

Le mois suivant, Kabonero et Gasana ont été poursuivis pour diffamation pour un article de 2008 sur Tribert Rujugiro, un éminent homme d’affaires rwandais recherché en Afrique du Sud sous des accusations de fraude. Rujugiro a été arrêté à l’aéroport d’Heathrow sur un mandat d’extradition en Afrique du Sud quelques jours après avoir déposé une plainte en diffamation, selon des médias. « Cela aurait dû mettre un terme à l’affaire de diffamation, mais ce n’est pas le cas au Rwanda», a écrit Peter Noorlander dans un commentaire pour le quotidien britannique The Guardian. Noorlander est le directeur juridique de Media Legal Defence Initiative, une organisation à but non lucratif basée au Royaume-Uni. Avec une indifférence apparente quant à l’arrestation largement rapportée de Rujugiro, le tribunal rwandais a reconnu Kabonero et Gasana coupables de diffamation contre l’homme d’affaires rwandais et les a condamnés à payer des amendes. Les journalistes ont également fait appel de ce verdict. Les condamnations pénales, si elles sont confirmées, pourraient avoir des répercussions durables sur l’exercice du journalisme: En vertu de l’article 24 de la loi sur la presse de 2009 du Rwanda, il est interdit aux directeurs de publication et aux rédacteurs en chef d’exercer leur profession s’ils sont reconnus coupables d’infraction. «Je crois que le gouvernement était derrière les poursuites contre nous, juste pour nous exclure de la profession», a dit Gasana au CPJ.

Kagame a donné le ton sur les efforts visant à diaboliser les organes de presse critiquant son gouvernement. A la suite d’un attentat à la grenade qui a fait deux victimes et 30 blessés à Kigali en mars, le président a dit lors d’une conférence de presse télévisée que deux anciens chefs militaires en exil, notamment Kayumba Nyamwasa et Patrick Karegeya, étaient derrière cet attentat. Il aussi souligné que des journalistes avaient rencontré Karegeya en Afrique du Sud avant les attentats, sous entendant de manière pas trop subtile une pratique répréhensible. « Il y a ceux-là [journalistes] qui ont trouvé Karegeya en Afrique du Sud et lui ont parlé. Certains même y sont partis, mais ne sont pas revenus », a-t-il dit. Bien qu’aucun journaliste n’ait été nommé, les propos étaient clairement destinés aux journalistes d’Umuseso et d’Umuvugizi qui avaient interviewé Karegeya. Godwin Agaba, un collaborateur d’Umuvugizi qui avait écrit des articles au sujet de Nyamwasa, s’est enfui du Rwanda peu après les propos télévisés du président. Des sources policières ont averti Agaba qu’il était en danger, a rapporté Amnesty International.

Le gouvernement a intensifié sa répression le mois suivant. Dans un discours au parlement, Kagame a averti que les journaux anonymes « qui font le commerce de la rumeur » subiraient des conséquences non divulguées, selon BBC kinyarwanda. Quelques heures plus tard, le Haut Conseil des médias (HCM) a annoncé à la radio et la télévision nationale qu’Umuvugizi et Umuseso seraient suspendus pendant six mois sous des accusations d’offense au chef de l’Etat et d’incitation de l’armée à l’insubordination. Le Conseil, qui n’a pas précisé les articles qui ont motivé sa décision, a ensuite saisi les tribunaux pour obtenir l’interdiction permanente de ces journaux. Cette affaire était encore pendante à la fin de l’année.

« Près de 70 pour cent des Rwandais ne parlent que le kinyarwanda, le français ou l’anglais, et seulement 3 pour cent ont accès à Internet, sans ces tabloïds, ils n’auraient pas d’informations indépendantes », a déclaré Jean Bosco Gasasira, rédacteur en chef d’Umuvugizi, un journal en langue kinyarwanda. Les suspensions et les craintes de représailles ultérieures ont poussé Gasasira et le directeur de publication d’Umuseso, Gasana, à s’enfuir du pays au printemps. Gasana a déclaré au CPJ qu’il était sous « surveillance intense » à l’époque.

Les dangers ont semblé s’intensifier en juin. En effet, un agresseur a abattu le 24 juin Jean-Léonard Rugambage, rédacteur en chef adjoint et reporter chevronné d’Umuvugizi, pendant qu’il sortait de sa maison en voiture à Kigali, a déclaré au CPJ le porte-parole de la police, Eric Kayiranga. Le journaliste enquêtait sur une tentative d’assassinat contre le dirigeant militaire Nyamwasa en exil en Afrique du Sud, selon la presse locale. Rugambage avait déclaré à ses amis et collègues qu’il était suivi et qu’il avait reçu des menaces de mort anonymes par téléphone, selon des journalistes locaux. Le jour de son assassinat, Umuvugizi avait publié un article alléguant que des responsables du service de renseignement rwandais étaient impliqués dans la tentative d’assassinat de Nyamwasa. « Il avait reçu plus d’indices sur l’affaire et était prêt à me rencontrer pour me fournir plus d’informations », a déclaré Gasasira.

Quelques jours après l’assassinat, les forces de sécurité ont ramassé deux suspects et les ont accusés du meurtre. S’exprimant lors d’une conférence de presse, le ministre de la Sécurité intérieure, Moussa Fazil Harelimana, a déclaré que l’un des suspects « a plaidé coupable. … Il a dit à la police qu’il a commis l’acte pour se venger de ce journaliste, qui a tué son frère dans le génocide des Tutsis de 1994 », a rapporté l’Agence France-Presse. Les suspects ont été inculpés d’homicide en novembre, mais les journalistes ont exprimé un profond scepticisme au sujet de cette enquête.

En effet, en 2007, un tribunal populaire traditionnel « gacaca » avait disculpé Rugambage de toute implication dans le génocide, selon des journalistes locaux. Rugambage avait fait l’objet de poursuites judiciaires officielles pendant plusieurs années en raison de ses reportages critiques à l’égard du gouvernement, selon des recherches du CPJ. Pendant qu’il travaillait comme reporter pour le défunt quotidien populaire indépendant Umuco, Rugambage avait été emprisonné pendant 11 mois entre 2005 et 2006 pour un article ayant fait des allégations de mauvaise administration et de subornation de témoins dans les tribunaux traditionnels du Rwanda.

Un troisième hebdomadaire privé, Umurabyo, a été réduit au silence un mois avant les élections lorsque la police a arrêté sa rédactrice en chef, Agnès Uwimana, et son adjointe Saidati Mukakibibi, accusées d’incitation à la violence, de négation du génocide des Tutsis en 1994 et d’offense au chef de l’Etat. Cet hebdomadaire en langue kinyarwanda, qui a cessé de paraître après l’arrestation de ces journalistes, était devenu plus en vue suite à l’interdiction de deux autres hebdomadaires privés, Umuseso et Umuvugizi, par le HCM. Bien qu’il ait été parfois un journal à sensation, Umurabyo a une fois publié un article illustré par une photo de Kagame avec en arrière-plan une croix gammée nazie en surimpression. Le journal a également consacré une couverture approfondie à des sujets sensibles tels que l’assassinat de Rugambage, les activités de deux chefs militaires dissidents en exil en Afrique du Sud, et des allégations de dépenses exorbitants du gouvernement sur des jets de luxe, selon des journalistes locaux.

Les semaines ayant précédé l’élection, seule une poignée de journaux indépendants ont continué de paraitre, selon des journalistes locaux. En juillet, le HCM a soudainement décidé de mettre en vigueur des dispositions d’une loi sur la presse de 2009. Il a ordonné à tous les médias de se faire agréer auprès du gouvernement dans les huit jours conformément à cette loi restrictive sur la presse. Le 21 juillet, le HCM a ordonné aux forces de sécurité de fermer les journaux et stations de radio qui, prétendument, ne répondaient pas aux exigences d’agrément. La liste comprenait Umuseso et Umuvugizi, qui étaient déjà suspendus, des journaux en langue kinyarwanda, Umurabyo, Rushyashya et Umuseke, et des journaux en langue anglaise Rwanda Dispatch et Business Daily, ont dit des journalistes locaux au CPJ. En vertu de la loi sur la presse de 2009, tout journaliste doit être titulaire d’un diplôme universitaire ou d’une attestation en journalisme délivrée par une institution reconnue, une exigence à laquelle peu de journalistes rwandais pratiquants pouvaient satisfaire. La chaîne publique allemande, Deutsche Welle, a également été suspendue pour n’avoir pas fourni un dossier satisfaisant.

De loin, les journalistes rwandais en exil ont essayé de combler le vide en matière de reportage indépendant. Gasasira a continué à produire le site Web Umuvugizi avec des reporters travaillant clandestinement, a-t-il dit au CPJ. En juin, des journalistes en exil d’Umuseso ont lancé Newsline, un hebdomadaire indépendant en langue anglaise, et ont essayé d’expédier des exemplaires du journal par autobus au Rwanda. Cependant, la police a détenu le conducteur et le receveur de l’autobus à la frontière, confisquant ainsi les exemplaires du journal, Gasana a dit au CPJ. Les travailleurs de Newsline ont pu clandestinement livrer d’autres exemplaires du journal à travers la frontière, mais en nombre très réduit, a dit Kabonero au CPJ.

La couverture médiatique de la présidentielle d’août a été presque sans impact. Tandis que les médias d’État ont focalisé leur couverture sur Kagame, la plupart des organes de presse privés ont donné une couverture égale aux quatre candidats en lice. Mais cela importait peu, ont dit des journalistes. «Bien sûr, les médias peuvent couvrir l’ensemble des candidats sans faire perdre à Kagame sa faveur, car aucun d’eux n’était un véritable concurrent », un journaliste local a déclaré au CPJ. Il a requis l’anonymat par crainte de représailles.