Attaques contre la presse en 2008: Analyse

Le reportage par texto, pour le meilleur et pour le pire

Par Tom Rhodes

Pendant que les bulletins de vote de l’élection présidentielle kényane étaient dépouillés dans l’ensemble des circonscriptions du pays, les reporters communiquaient le décompte en cours directement par texto aux rédactions centrales à Nairobi. Les résultats, régulièrement réactualisés sur Internet et sur d’autres médias, semblaient alors indiquer que le candidat de l’opposition Raïla Odinga se dirigeait vers une victoire historique.

Cependant, deux jours plus tard, le 29 décembre 2007, à l’annonce officielle des résultats du scrutin, c’est la stupéfaction : le président en exercice, Mwaï Kibaki, est déclaré vainqueur.

Plus tard, les observateurs internationaux concluront à des fraudes lors du décompte, un fait que les Kényans ont compris depuis le début, grâce aux sondages effectués à la sortie des urnes par les journalistes et communiqués via texto ou SMS sur leurs téléphones portables.

Cette redoutable arme de communication allait bientôt s’avérer à double tranchant alors que le pays était en prise à des émeutes à caractère ethnique faisant des centaines de morts. D’un côté, le reportage par texto allait en effet permettre de contourner la censure gouvernementale et d’ éclairer de façon importante la violence en cours, mais en même temps de nombreux usagers du SMS allaient jeter de l’huile sur le feu et répandre des menaces à travers le pays.

« Les nouvelles technologies de communication offrent un peu tout à la fois », explique Catherine Gicheru, rédactrice en chef du quotidien Nairobi Star. « Elles ont assurément aidé à la couverture de l’élection. On pouvait savoir en temps réel les résultats dans des régions reculées, mais le fait que n’importe qui ait la possibilité d’envoyer des informations à des millions de personnes peut aussi être dangereux, comme par exemple les messages de haine envoyés en masse par téléphone portable. »

Sur l’ensemble du continent, le texto est devenu un outil de reportage important et couramment utilisé. Si l’accès à Internet par ordinateur privé demeure peu répandu parmi les Africains, ceux-ci sont des solides consommateurs d’information électronique par portable, et ce pour le meilleur et pour le pire.

Selon un rapport de la BBC en 2007, l’Internet touche moins de 4 % de la population en Afrique et moins de 1 % dispose d’un accès à haut débit. Pourtant, les progrès des technologies de l’information ont eu un impact extraordinaire sur les médias africains. D’après un rapport du Massachusetts Institute of Technology (MIT), le nombre d’usagers du téléphone portable en Afrique a augmenté deux fois plus vite au cours de la dernière décennie que partout ailleurs dans le monde. Le MIT estime que leur nombre est passé de 63 millions en 2004 à 152 millions en 2006. Même dans le tout petit Rwanda, l’industrie du portable devrait représenter 1 milliard de dollars américains en 2012, selon le ministre national des Technologies, Romain Murenzi. Sur un continent où il y a pénurie d’ordinateurs personnels, le téléphone portable est le moyen de communication le plus courant pour la plupart des gens.

« En Afrique, le téléphone portable représente l’opportunité pour la population ordinaire d’avoir voix au chapitre et il accroît la transparence sur des sujets qui n’étaient tout simplement pas accessibles à la majorité des Africains dans le passé », explique Erik Hersman, concepteur de sites Internet et blogueur basé au Kenya. « Les effets de ce tournant fondamental sont seulement maintenant en train de se répercuter sur le continent. »

Le téléphone portable a été utilisé en reportage à travers le monde depuis des années. Cependant, en Afrique, cela revêt une importance particulière.

Les journalistes africains utilisent le texto pour contourner de sérieux obstacles tels que, la médiocrité ou l’inexistence des lignes téléphoniques terrestres, des routes ainsi que l’accès difficile aux ordinateurs. L’ensemble de ces contraintes les empêche de pouvoir interviewer les gens, de récolter l’information, d’envoyer des articles ou simplement de communiquer leurs notes à leurs collègues.

Cependant, cette technologie qui bénéficie aux journalistes peut en même temps miner leur profession. Le texto est facilement utilisé pour menacer et intimider les reporters, comme cela est arrivé maintes fois à l’issue des élections kényanes. Du fait que cette technologie autorise chacun à diffuser une information rapidement et aisément, elle a ouvert la porte à des pratiques contraires à la profession et à la déontologie. La simple dissémination de l’information et des opinions ne constitue pas du journalisme.

Au Kenya, après que les résultats officiels de l’élection présidentielle aient immédiatement déclenché la violence, le gouvernement a comme d’habitude commencé par réprimer les médias. Il a interdit toute couverture en direct et commentaires sur les médias audiovisuels. Cette interdiction a créé un vide d’information en temps réel qui a été comblé par les textos et les blogs, pour le meilleur et pour le pire.

Des journalistes citoyens, comme l’avocate et blogueuse Ory Okolloh, se sont servis d’informations recueillies par texto pour contribuer à créer un précieux site Internet établissant la cartographie des violences ainsi que des efforts de paix dans le pays. En une semaine, des heurts ethniques généralisés ont causé la mort de 600 Kényans et le déplacement de 250 000 autres, selon des estimations de l’Onu. D’autres blogueurs ont utilisé des réactualisations envoyées par texto en temps réel pour informer d’événements violents bien avant les médias traditionnels.

Pourtant, le recours aux textos et aux blogs a aussi eu de puissants effets néfastes. Beaucoup ont en effet utilisé cette technologie pour répandre des rumeurs infondées et instiller la peur et l’intolérance. Ceux équipés de téléphones sophistiqués ont pu utiliser la fonction d’envoi de groupe pour faire parvenir des textos à plusieurs personnes en même temps. Dans un document écrit pour le Centre sur la société et Internet à l’université d’Harvard, Joshua Goldstein et Julianna Rotich remarquent que « les technologies digitales en réseau, notamment le téléphone portable et l’Internet, ont été des catalyseurs de comportements tels que la violence collective à caractère ethnique, ainsi que de ceux du journalisme citoyen et des campagnes de défense des droits de l’homme ».

Quand il s’agit de l’Afrique, pratiquement tout débat sur la diffusion de l’information en temps réel est marqué par le souvenir du génocide rwandais de 1994.

Les émissions incendiaires de Radiotélévision des Mille Collines avaient contribué à inciter à la violence ethnique et à son orchestration, menant au massacre de 800 000 Tutsis et Hutus modérés. Bien sûr, il existe des différences majeures entre ces infâmes émissions et les textos d’aujourd’hui, mais ce spectre plane sur chaque commentaire haineux qui est envoyé par SMS.

Même si de nombreux Kényans ont utilisé textos et blogs pour recommander avec vigueur une solution pacifique à la crise post-électorale, d’autres y ont eu recours pour encourager la violence. « Nous devons reprendre possession de ce qui nous appartient de droit. Maintenant, c’est œil pour œil, dent pour dent », a ainsi écrit un blogueur kényan, appelant les membres de l’ethnie kalenjin à combattre les Kikuyus, ethnie du président Kibaki. Les journalistes, notamment ceux étant perçus comme critiques à l’égard de Kibaki, ont reçu des torrents de menaces par texto. On trouve parmi eux de hauts responsables de rédaction et des reporters du Standard Group et du Nation Group, a déclaré David Makali, avocat de la presse, qui faisait là référence aux deux plus grands groupes de presse du pays.

Sur l’ensemble du continent, le CPJ a rassemblé des informations sur des dizaines de menaces par texto à l’encontre de journalistes. Certains des cas les plus graves ont été rapportés en Somalie, pays déchiré par des années de guerre. « Lorsque l’écran de mon téléphone dit ‘numéro privé’, je ne réponds pas », explique Mustapha Haji, journaliste chevronné de Mogadiscio et directeur de Radio Simba. « C’est quelqu’un qui appelle pour [vous dire qu’il va] vous assassiner. »

Malgré ces risques, beaucoup de directeurs de médias africains pensent qu’ils doivent embrasser la technologie du téléphone portable pour favoriser la collecte et la diffusion de l’information.

En mai, le site Internet AfricaNews a lancé un projet où son personnel utilise des portables équipés du GPRS (General Packet Radio Service) pour envoyer textes, images et vidéos. Juste après le ballottage de l’élection présidentielle, les reporters d’AfricaNews ont filmé dans la capitale du Zimbabwe, Harare, raconte au CPJ le rédacteur en chef, Olivier Nyirubugara.

« L’avantage de cette méthode est que les journalistes n’ont pas besoin d’aller dans des cafés Internet, qui sont sous surveillance et qu’ils peuvent filmer sans trop attirer l’attention », dit-il.

C’est un atout notable dans des pays comme le Zimbabwe. La couverture des deux tours de la présidentielle en mars et juin a été extrêmement difficile. La police zimbabwéenne et des hommes de la sécurité ont fait emprisonner au moins seize journalistes et collaborateurs de médias et en ont harcelé ou gêné au moins 23 autres, selon une enquête du CPJ.

SW Radio, station basée à Londres émettant sur le Zimbabwe en ondes courtes, a découvert que le gouvernement avait commencé à brouiller sporadiquement son signal en 2007, selon le témoignage au CPJ de sa fondatrice Gerry Jackson.

La radio est alors passée à un nouveau système : elle s’est mise à envoyer des flashs d’information par SMS à environ 30 000 abonnés au Zimbabwe. « Les textos ont assurément permis d’informer les électeurs au cours de la période électorale », dit Jackson qui, tout comme son personnel, est une journaliste zimbabwéenne en exil. « Cela a aussi maintenu l’espoir en vie pendant la terrible période post-électorale où Mugabe a déchaîné une épouvantable violence. (…) Et, quand nous le savions avec certitude, nous avons donné les noms et exposé ceux qui perpétraient la violence dans certaines régions. »

Partout sur le continent, les sociétés de presse traditionnelles intègrent la technologie cellulaire dans leur format d’information. Au Kenya, le Nation Media Group a d’ores et déjà lancé un service d’information par téléphonie mobile. L’un des principaux quotidiens privés au Nigeria, The Punch, entend ouvrir un service d’information spécialement formaté pour les abonnés du téléphone portable, explique au CPJ son rédacteur en chef, Steve Ayorinde.

Il est clair que l’information atteint aujourd’hui plus de gens et plus rapidement. Les journalistes sont capables de toucher ceux qui étaient jusqu’ici hors d’atteinte et d’envoyer leurs reportages presque instantanément. Il existe là de nombreux risques et de multiples pièges potentiels, mais le résultat final pourrait être une culture médiatique plus riche et plus variée. « Les Africains ont traditionnellement compté sur la presse étrangère pour être informés sur leur propre pays », rappelle Charles Luganya, rédacteur en chef du journal indépendant du Sud Soudan, The Juba Post. Sa rédaction utilise désormais régulièrement le téléphone portable et les textos pour informer à partir d’endroits reculés qui auraient échappé aux médias il y a seulement trois ans. Dans l’avenir, pense Luganya, les nouvelles technologies pourraient permettre à plus d’Africains d’avoir plus d’informations sur leur pays émises par leurs compatriotes africains.

Tom Rhodes, coordinateur du programme Afrique au CPJ, a couvert l’élection au Zimbabwe depuis l’Afrique du Sud.


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