Attaques contre la presse en 2009: Introduction

par Joël Simon
La stratégie du « clouage au pilori » fonctionne-t-elle toujours à l’ère Internet? Après tout, le massacre de 31 journalistes et travailleurs des médias aux Philippines, a porté le nombre de morts parmi les professionnels de la presse en 2009 à un niveau jamais enregistré par le CPJ. Le nombre de journalistes en prison a également augmenté, notamment en raison de la répression féroce en Iran.

ATTAQUES CONTRE LA PRESSE EN 2009
Préface
Introduction
Analyse
Ethiopie
Gambie
Madagascar
Niger
Nigeria
Ouganda
RDC
Somalie
Zambie
Zimbabwe
En bref

Depuis plus de trois décennies, la stratégie de «clouage au pilori» a été une caractéristique du mouvement international des droits de l’homme. La prémisse de base est que même les dirigeants les plus brutaux veulent cacher, ou du moins justifier, leurs actions répressives. Si les abus pourraient être exposés dans des rapports soigneusement documentés, et si ces rapports pourraient générer une couverture dans les principaux médias internationaux, les gouvernements seraient contraints de limiter leurs plus flagrants comportements.

Cette stratégie a particulièrement bien fonctionnée entre les années 1970 et 1990, lorsque les correspondants étrangers fonctionnaient comme gardiens de l’information, influençant une large perception des événements dans certains pays. Ce fut un temps où un seul éditorial d’une grande publication comme le New York Times ou le Washington Post pouvait mobiliser l’opinion publique et susciter un changement de politique. Cependant, ces temps sont révolus.

Aujourd’hui, le paysage médiatique fragmenté et diffuse a offert de nouvelles opportunités pour mener des campagnes de plaidoyer, qui unissent les préoccupations locales et internationales, utilisent les blogs, les courriels et les médias sociaux pour façonner l’opinion publique. Avec l’amoindrissement de la puissance des médias traditionnels, la diffusion de message est devenue un processus laborieux qui exige l’utilisation de méthodes multiples. Cela est valable, que l’on veuille mener une campagne politique, commercialiser un film, ou lutter pour les droits fondamentaux des journalistes travaillant dans des pays répressifs.

La bonne nouvelle c’est que ces nouvelles stratégies sont efficaces, même dans des endroits qu’on ne pourrait espérer. Les gouvernements, notamment les plus récalcitrants et répressifs, réagissent encore à la pression internationale.

Prenons l’exemple de l’Iran, qui a connu l’une des campagnes de répression contre la presse les plus vicieuses et généralisées de mémoire d’homme. Plus de 90 journalistes ont été arrêtés pour réprimer la dissidence à la suite de l’élection présidentielle contestée de juin dernier. Lorsque le CPJ a mené son recensement annuel des journalistes emprisonnés en date du 1er décembre dernier, l’Iran comptait encore 23 écrivains et directeurs de publication derrière les verrous, se plaçant ainsi deuxième sur la liste des plus grands geôliers de journalistes au monde, derrière la Chine. Cependant, cela aurait pu être encore pire.

Le leadership de l’aile dure qui s’était cristallisée autour du président Mahmoud Ahmadinejad a reconnu qu’il paierait le prix fort en termes d’opinion internationale pour sa violence et ses tactiques brutales, qui l’avaient précisément poussé a fermer les organes de presse étrangers à Téhéran, expulsant des journalistes et cherchant à confiner le reste dans leurs bureaux. Les dirigeants iraniens ont considéré les médias comme faisant partie d’une conspiration internationale visant à discréditer l’élection et à renverser le régime. L’emprisonnement de journalistes s’inscrivait dans la dynamique de ce fantasme paranoïaque.

Cependant, toutes les factions en Iran n’ont pas perçu la situation de la même façon. Il y a des éléments au sein du gouvernement iranien qui se soucient profondément de ce que le monde, ou du moins une partie de celui-ci, pense du régime. Le gouvernement soutient un réseau sophistiqué de télévision en langue anglaise, Press TV, qui cible l’intelligentsia mondiale et sert d’instrument dans la guerre des idées avec l’Occident.

En attirant plus d’attention sur les journalistes emprisonnés en Iran à travers des alertes électroniques, des interviews avec les médias, des pétitions sur Facebook, des messages de blog et une variété d’autres moyens, le CPJ a fourni aux Iraniens, qui se soucient de l’érosion de la réputation internationale de leur pays, des arguments pour faire reculer les éléments de l’aile dure. Il est difficile de discerner comment cette interaction fonctionne, mais il ne fait aucun doute que la pression internationale a joué un rôle dans la libération des journalistes de renom, tels que Maziar Bahari, correspondant du Newsweek et la journaliste indépendante Roxana Saberi.

Des campagnes publiques similaires ont conduit à la libération de journalistes emprisonnés dans divers pays comme la Birmanie, qui a libéré trois journalistes dans le cadre d’une amnistie des détenus politiques, et la Gambie, où le président autocratique et susceptible a gracié six journalistes qui avaient été condamnés sur des accusations sans fondement de sédition. Tout compte fait, le plaidoyer du CPJ a contribué à la libération de 45 journalistes emprisonnés en 2009.

Les défenseurs de la liberté de la presse s’adressent à un public plus élargi en utilisant des méthodes plus variées que jamais. Cela signifie qu’il faut travailler en collaboration avec des groupes de presse locaux et cibler les messages spécifiques destinés à des auditoires locaux et internationaux. En Gambie, un syndicat affirmé de la presse locale a pris les devants pour susciter l’indignation publique au niveau national, tandis que les billets de blog, les tweets et les alertes électroniques du CPJ ont permis de susciter une vague de condamnations sur des sites Web axés sur l’Afrique ainsi que des appels publics de la part des autorités américaines et britanniques. Même aux Philippines, qui ont connu l’événement le plus meurtrier pour la presse jamais enregistré par le CPJ, ces nouvelles stratégies ont produit des avancées.

Le CPJ, avec le soutien de la Fondation John S. et James L. Knight, a mené une campagne contre l’impunité aux Philippines en partenariat avec des organisations locales. En mars 2009, pour commémorer le quatrième anniversaire de l’assassinat de la célèbre journaliste d’investigation Philippine, Marlene Garcia-Espera, le CPJ s’est rendu à Manille pour lancer son deuxième Indice annuel de l’impunité, un classement mondial des pays qui ne traduisent pas les assassins de journalistes devant la justice. Les Philippines se classent parmi les pires démocraties en temps de paix, juste derrière des régions secouées par la guerre comme l’Iraq et la Somalie. Le cabinet de la présidente philippine Gloria Arroyo-Macapaga avait riposté à l’époque, qualifiant les conclusions du CPJ d’« exagération ». Le massacre du 23 novembre dernier dans la province de Maguindanao a tragiquement démontré les graves conséquences de l’échec des autorités philippines à faire face à la culture de l’impunité. Les membres du clan politique accusés d’avoir commis les crimes croyaient, non sans raison, qu’ils pouvaient s’en tirer.

Toutefois, grâce aux défenseurs de la presse philippine, il y a maintenant une prise de conscience généralisée de l’échec du gouvernement et une indignation à grande échelle. Quelques jours après les meurtres, les journalistes philippins et des groupes de presse se sont réunis pour se rendre sur les lieux du massacre, fournir une assistance aux familles des victimes, mener une enquête indépendante et produire un rapport bien documenté qui a été largement diffusé en ligne. En quelques semaines, une délégation mondiale de la Fédération internationale des journalistes, du CPJ et d’autres organisations étaient sur le terrain pour appuyer les efforts locaux.

Le fait de ne pas aborder la question de l’impunité a un coût qui devrait être évident, non seulement pour les autres pays sur l’Indice de l’impunité du CPJ, notamment des nations comme la Russie, le Mexique et le Pakistan, mais aussi pour leurs partenaires internationaux. En septembre dernier, une délégation du CPJ s’est rendue à Moscou et à Bruxelles pour présenter l’Anatomie de l’injustice, notre analyse approfondie des meurtres non résolus de journalistes en Russie. À Moscou, nous avons abordé la question directement avec des enquêteurs haut placés et d’autres autorités; à Bruxelles, nous avons rencontré des responsables de l’Union européenne pour souligner que ce problème les concernait également. Les enquêteurs russes ont invité le CPJ à revenir en 2010 pour évaluer leur état d’avancement. Nous y serons !

Les tragédies de 2009 ne font que rendre notre défi plus clair. La création de médias dynamiques et sûrs à l’échelle mondiale requiert une réflexion stratégique afin de traduire les meurtriers en justice, réduire le nombre de journalistes en prison et soutenir les reporters qui travaillent en exil ou dans des environnements répressifs. Sur tous ces fronts, il ya eu des progrès.
À Cuba, une communauté dynamique de bloggeurs indépendants est en train d’émerger, malgré l’application de l’une des lois de censure les plus répressives au monde. Au Zimbabwe, la plupart des journalistes mêmes qui ont été contraints à l’exil au début de la décennie diffusent encore des nouvelles aux Zimbabwéens sur les ondes, à travers la presse écrite et sur Internet.

En Chine, le nombre de journalistes en prison a diminué, passant d’un record de 42 en 2004 à 24 aujourd’hui. Les journalistes traditionnels qui dénoncent la corruption sont aujourd’hui plus susceptibles d’être abattus que de croupir prison. Mais, la remise en cause du système communiste reste interdite: la plupart des journalistes actuellement emprisonnés en Chine sont des journalistes indépendants du Web qui l’ont fait. Ainsi, défendre ces journalistes d’opinion est une tâche énorme.

À une époque où la technologie change la façon dont les individus à travers le monde se rassemblent et reçoivent des informations, lorsque les organisations des médias internationales réduisent leur personnel et ferment des bureaux, les reporters indépendants, locaux et les journalistes en ligne deviennent plus importants que jamais. Le critique de presse, A.J. Liebling, disait : «la liberté de la presse n’est garantie que pour ceux qui en possèdent une ». Dans le monde d’aujourd’hui, cela concerne presque tout le monde. Alors que les droits de chaque journaliste sont consacrés par le droit international, rares sont ceux qui ont de grandes organisations de médias pouvant les soutenir. Leur sécurité dépend plutôt de la capacité des organisations de défense de la liberté de la presse à attirer l’attention publique et à mobiliser l’action.

Les protestations des gouvernements répressifs contre ce qu’ils appellent l’« ingérence étrangère» et les «agendas secrets» sont la preuve que nos campagnes ont eu les effets escomptés. La révolution de l’information au niveau mondial a créé de nouveaux défis, mais la stratégie du « clouage au pilori » est bien vivante.

Joël Simon est le directeur exécutif du Comité pour la protection des journalistes (CPJ).